Tant ce songe la trouble, à me laisser sortir. NÉARQUE. Votre retour pour elle en aura plus de charmes ; Dans une heure au plus tard vous essuierez ses larmes; Plus elle aura pleuré pour un si cher époux. Allons, on nous attend. POLYEUCTE. Apaisez donc sa crainte, Et calmez la douleur dont son âme est atteinte. Fuyez un ennemi qui sait votre défaut, Qui le trouve aisément, qui blesse par la vue, SCÈNE II. POLYEUCTE, NÉARQUE, PAULINE, STRATONICE. POLYEUCTE. Fuyons, puisqu'il le faut. Adieu, Pauline, adieu. PAULINE. Quel sujet si pressant à sortir vous convie? Y va-t-il de l'honneur ? y va-t-il de la vie? Il y va de bien plus. POLYEUCTE. PAULINE. Quel est donc ce secret? POLYEUCTE. Vous le saurez un jour je vous quitte à regret ; Mais enfin il le faut.. Voilà trois fois de suite il le faut. Cette inadvertance n'ôte rien à l'intérêt qui commence à naître dès la premiere scène; et quoique le style soit souvent incorrect et négligé, il est toujours au-dessus de son siècle. (V.) CORNEILLE. - T. 1. 22 PAULINE. Vous m'aimez? POLYEUCTE. Je vous aime, Le ciel m'en soit témoin, cent fois plus que moi-même; mais... PAULINE. Mais mon déplaisir ne vous peut émouvoir! Vous avez des secrets que je ne puis savoir! Quelle preuve d'amour! Au nom de l'hyménée, Donnez à mes soupirs cette seule journée. Un songe vous fait peur? POLYEUCTE. PAULINE. Ses présages sont vains, Je le sais; mais enfin je vous aime, et je crains. POLYEUCTE. Ne craignez rien de mal pour une heure d'absence. SCÈNE III. PAULINE, STRATONICE. PAULINE. Va, néglige mes pleurs, cours, et te précipite Tu vois, ma Stratonice, en quel siècle nous sommes : Voilà ce qui nous reste, et l'ordinaire effet 1 Ces deux vers sentent la comédie. Le peu de rimes de notre langue fait que, pour rimer à hommes, on fait venir comme on peut le siècle où nous sommes, l'état où nous sommes, tous tant que nous sommes. Cette gêne ne se fait que trop sentir en mille occasions; et c'est une des preuves de la prodigieuse supériorité des langues grecque et latine sur les langues modernes. La seule ressource est d'éviter, si l'on peut, ces malheureuses rimes, et de chercher un autre tour; la difficulté est prodigieuse, mais il la faut vaincre. (V.) De l'amour qu'on nous offre, et des vœux qu'on nous fait. STRATONICE. Polyeucte pour vous ne manque point d'amour; S'il part malgré vos pleurs, c'est un trait de prudence3; Qu'il est plus à propos qu'il vous cèle pourquoi 4; Il est bon qu'un mari nous cache quelque chose, Et la loi de l'hymen qui vous tient assemblés " Et vous pouvez savoir que nos deux nations N'ont pas sur ce sujet mêmes impressions. 1 Ce vers a passé en proverbe. Il n'est pas, à la vérité, de la haute fragédie, mais cette naïveté ne peut déplaire. Et tragicus plerumque dolet sermone pedestri. 2 Cela n'est pas français; c'est un barbarisme de phrase. (V.) 3 Expression de la haute comédie, mais que la tragédie peut souffrir. (V.) 4 C'est une règle assez générale qu'un vers héroïque ne doit guère finir par un adverbe, à moins que cet adverbe se fasse à peine remarquer comme adverbe : je ne ne le verrai plus, je ne l'aimerai jamais. Pourquoi pourrait être employé à la fin d'un vers quand le sens est suspendu : Eh! comment et pourquoi Voulez-vous que je vive, Quand vous ne vivez pas pour moi? QUINAULT. Mais alors ce pourquoi lie la phrase. Vous ne trouverez jamais dans le style noble, il m'a dit pourquoi; je sais pourquoi la nuance du simple et du familier est délicate, il faut la saisir. (V.) 5 Ce vers est absolument comique. (V.) 6 Le mot propre est unis; on ne peut se servir de celui d'assembler que pour plusieurs personnes. (V.) Un songe en notre esprit passe pour ridicule, Pour fidèle miroir de la fatalité. PAULINE. Quelque peu de crédit que chez vous il obtienne, STRATONICE. A raconter ses maux souvent on les soulage. PAULINE. Écoute; mais il faut te dire davantage, Et que, pour mieux comprendre un si triste discours, Il s'appelait Sévère: excuse les soupirs Qu'arrache encore un nom trop cher à mes désirs. STRATONICE. Est-ce lui qui naguère aux dépens de sa vie PAULINE. Hélas! c'était lui-même, et jamais notre Rome Je l'aimai, Stratonice; il le méritait bien. Mais que sert le mérite où manque la fortune? L'un était grand en lui, l'autre faible et commune; 1 Tirer la victoire des mains, expression impropre et un peu basse aujourd hui; peut-être ne l'était-elle pas alors. (V.) Trop invincible obstacle, et dont trop rarement STRATONICE. La digne occasion d'une rare constance 1! PAULINE. Dis plutôt d'une indigne et folle résistance Parmi ce grand amour que j'avais pour Sévère', Il possédait mon cœur, mes désirs, ma pensée; Tout ce que l'autre avait par inclination3. 1 Stratonice pourrait parler ainsi avant le mariage, mais non après (V.) 2 Parmi demande toujours un pluriel, ou un nom collectif. (V.) 3 Rien ne paraît plus neuf, plus singulier, et d'une nuance plus délicate. Quoi qu'on en dise, ce sentiment peut être très-naturel dans une femme sensible et honnête. Ceux qui ont dit qu'ils ne voudraient de Pauline ni pour femme ni pour maitresse, ont dit un bon mot qui ne dérobe rien à la beauté extraordinaire du caractère de Pauline. Il serait à souhaiter que ces vers fussent aussi délicats par l'expression que par le sentiment, Affection, inclination, ne terminent pas un vers heureusement. (V.) |