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J'en aurais fait mes rois, j'en aurais fait mes dieux;
On m'aurait mis en poudre, on m'aurait mis en cendre,
Avant que...

PAULINE

Brisons là; je crains de trop entendre, Et que cette chaleur, qui sent vos premiers feux', Ne pousse quelque suite indigne de tous deux. Sévère, connaissez Pauline tout entière.

Mon Polyeucte touche à son heure dernière;
Pour achever de vivre il n'a plus qu'un moment;
Vous en êtes la cause, encor qu'innocemment.
Je ne sais si votre âme, à vos désirs ouverte,
Aurait osé former quelque espoir sur sa perte :
Mais sachez qu'il n'est point de si cruels trépas
Où d'un front assuré je ne porte mes pas,

Qu'il n'est point aux enfers d'horreurs que je n'endure,
Plutôt que de souiller une gloire si pure,

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Que d'épouser un homme, après son triste sort,
Qui de quelque façon soit cause de sa mort2:
Et, si vous me croyiez d'une âme si peu saine 3,
L'amour que j'eus pour vous tournerait tout en haine.
Vous êtes généreux; soyez-le jusqu'au bout.
Mon père est en état de vous accorder tout :
Il vous craint; et j'avance encor cette parole,

Que s'il perd mon époux, c'est à vous qu'il l'immole.
Sauvez ce malheureux, employez-vous pour lui;
Faites-vous un effort pour lui servir d'appui.

Je sais que c'est beaucoup que ce que je demande;
Mais plus l'effort est grand, plus la gloire en est grande.
Conserver un rival dont vous êtes jaloux,

C'est un trait de vertu qui n'appartient qu'à vous;
Et si ce n'est assez de votre renommée,

C'est beaucoup qu'une femme autrefois tant aimée,

1 Une chaleur qui sent de premiers feux et qui pousse une suite; cela est mal écrit, d'accord; mais le sentiment l'emporte ici sur les termes, et le reste est d'une beauté dont il n'y eut jamais d'exemple. Les Grecs étaient des déclamateurs froids, en comparaison de cet endroit de Corneille. (V.)

a Par la construction, c'est le triste sort de cet homme qu'elle épouserait en secondes noces; et par le sens, c'est le triste sort de Polycucte dont il s'agit. (V.)

3 Si peu saine n'est pas le mot propre. (V.))

Et dont l'amour peut-être encor vous peut toucher,
Doive à votre grand cœur ce qu'elle a de plus cher :
Souvenez-vous enfin que vous êtes Sévère.

Adieu. Résolvez seul ce que vous voulez faire;
Si vous n'êtes pas tel que je l'ose espérer,
Pour vous priser encor je le veux ignorer '.

SCÈNE VI.

SÉVÈRE, FABIAN.

SÉVÈRE.

Qu'est-ce ci, Fabian? quel nouveau coup de foudre
Tombe sur mon bonheur, et le réduit en poudre!
Plus je l'estime près, plus il est éloigné;

Je trouve tout perdu quand je crois tout gagné;
Et toujours la fortune, à me nuire obstinée,
Tranche mon espérance aussitôt qu'elle est née;
Avant qu'offrir des vœux je reçois des refus :
Toujours triste, toujours et honteux et confus
De voir que lâchement elle ait osé renaître,
Qu'encor plus lâchement elle ait osé paraître ;
Et qu'une femme enfin dans la calamité
Me fasse des leçons de générosité.

Votre belle âme est haute autant que malheureuse,
Mais elle est inhumaine autant que généreuse,

Pauline;

et vos douleurs avec trop de rigueur

D'un amant tout à vous tyrannisent le cœur.

C'est donc peu de vous perdre, il faut que je vous donne;
Que je serve un rival lorsqu'il vous abandonne;

Et que, par un cruel et généreux effort,

Pour vous rendre en ses mains je l'arrache à la mort.

FABIAN.

Laissez à son destin cette ingrate famille;

Qu'il accorde, s'il veut, le père avec la fille,
Polyeucte et Félix, l'épouse avec l'époux :
D'un si cruel effort quel prix espérez-vous?

Il n'est point du tout naturel que Pauline sorte sans recevoir une réponse qu'elle attend avec tant d'empressement. Mais le dernier vers est si beau, et en même temps si adroit, qu'il fait tout pardonuer. (V.)

SÉVÈRE.

La gloire de montrer à cette âme si belle
Que Sévère l'égale, et qu'il est digne d'elle;
Qu'elle m'était bien due, et que l'ordre des cieux
En me la refusant m'est trop injurieux.

FABIAN.

Sans accuser le sort ni le ciel d'injustice,
Prenez garde au péril qui suit un tel service;
Vous hasardez beaucoup, seigneur, pensez-y bien.
Quoi! vous entreprenez de sauver un chrétien !
Pouvez-vous ignorer pour cette secte impie
Quelle est et fut toujours la haine de Décie?
C'est un crime vers lui si grand, si capital,
Qu'à votre faveur même il peut être fatal.
SÉVÈRE.

Cet avis serait bon pour quelque âme commune.
S'il tient entre ses mains ma vie et ma fortune,
Je suis encor Sévère; et tout ce grand pouvoir
Ne peut rien sur ma gloire, et rien sur mon devoir.
Ici l'honneur m'oblige, et j'y veux satisfaire;
Qu'après le sort se montre ou propice ou contraire,
Comme son naturel est toujours inconstant,
Périssant glorieux, je périrai content.

Je te dirai bien plus, mais avec confidence,
La secte des chrétiens n'est pas ce que l'on pense':
On les hait; la raison, je ne la connais point;
Et je ne vois Décie injuste qu'en ce point.

Par curiosité j'ai voulu les connaître :

On les tient pour sorciers dont l'enfer est le maître;
Et sur cette croyance on punit du trépas

Des mystères secrets que nous n'entendons pas.

Mais Cérès Éleusine, et la bonne déesse,

Ont leurs secrets comme eux à Rome et dans la Grèce;
Encore impunément nous souffrons en tous lieux,

Leur Dieu seul excepté, toute sorte de dieux :

Tous les monstres d'Égypte ont leurs temples dans Rome;
Nos aïeux à leur gré faisaient un dieu d'un homme;
Et, leur sang parmi nous conservant leurs erreurs,

On sait assez que c'est là un des plus beaux endroits de la pièce; jamais on n'a mieux parlé de la tolérance. (V.)

Nous remplissons le ciel de tous nos empereurs :
Mais, à parler sans fard de tant d'apothéoses,
L'effet est bien douteux de ces métamorphoses.
Les chrétiens n'ont qu'un Dieu, maître absolu de tout,
De qui le seul vouloir fait tout ce qu'il résout :
Mais, si j'ose entre nous dire ce qu'il me semble,
Les nôtres bien souvent s'accordent mal ensemble;
Et, me dût leur colère écraser à tes yeux,

Nous en avons beaucoup pour être de vrais dieux.
Enfin chez les chrétiens les mœurs sont innocentes,
Les vices détestés, les vertus florissantes;

Ils font des vœux pour nous qui les persécutons ';
Et, depuis tant de temps que nous les tourmentons,
Les a-t-on vus mutins? les a-t-on vus rebelles?
Nos princes ont-ils eu des soldats plus fidèles?
Furieux dans la guerre, ils souffrent nos bourreaux;
Et, lions au combat, ils meurent en agneaux.
J'ai trop de pitié d'eux pour ne les pas défendre.
Allons trouver Félix; commençons par son gendre;
Et contentons ainsi, d'une seule action,

Et Pauline, et ma gloire, et ma compassion.

Remarquez ici que Racine, dans Esther, exprime la même chose en cinq vers:

Tandis que votre main sur eux appesantie
A leurs persécuteurs les livrait sans secours,
Ils conjuraient ce Dieu de veiller sur vos jours
De rompre des méchants les traces criminelles,
De mettre votre trône à l'ombre de ses ailes.

Sévère, qui parle en homme d'État, ne dit qu'un mot, et ce mot est plein d'énergie: Esther, qui veut toucher Assuérus, étend davantage cette idée. Sévère ne fait qu'une réflexion; Esther fait une prière : ainsi l'un doit être concis, et l'autre déployer une éloquence attendrissante. Ce sont des beautés différentes, et toutes deux à leur place. On peut souvent faire de ces comparaisons; rien ne contribue davantage à épurer le goût. (V.)

ACTE CINQUIÈME.

SCÈNE PREMIÈRE.

FÉLIX, ALBIN, CLÉON.

FÉLIX.

Albin, as-tu bien vu la fourbe de Sévère ?

As-tu bien-vu sa haine? et vois-tu ma misère 1?

ALBIN.

Je n'ai vu rien en lui qu'un rival généreux,
Et ne vois rien en vous qu'un père rigoureux.
FÉLIX.

Que tu discernes mal le cœur d'avec la mine a!
Dans l'âme il hait Félix et dédaigne Pauline;
Et, s'il l'aima jadis, il estime aujourd'hui
Les restes d'un rival trop indignes de lui.
Il parle en sa faveur, il me prie, il menace,
Et me perdra, dit-il, si je ne lui fais grâce;
Tranchant du généreux, il croit m'épouvanter :
L'artifice est trop lourd pour ne pas l'éventer.
Je sais des gens de cour quelle est la politique,
J'en connais mieux que lui la plus fine pratique 3.
C'est en vain qu'il tempête et feint d'être en fureur :
Je vois ce qu'il prétend auprès de l'empereur.
De ce qu'il me demande il m'y ferait un crime;
Épargnant son rival, je serais sa victime;
Et s'il avait affaire à quelque maladroit,

Le piége est bien tendu, sans doute il le perdroit 4 :

Le mot de misère, qu'on emploie souvent en vers pour malheur, peut n'être pas convenable ici, parce qu'il peut être entendu de la misère, c'est-à-dire de la bassesse des sentiments. (V.)

2 Ce vers est trop du ton de la comédie. (V.)

3 Tranchant du généreux... l'artifice est trop lourd... la plus fine pratique; tout cela est du style comique. (V.)

4 Toute cette tirade, et ces expressions bourgeoises, j'en ai tant vu de toutes les façons, et j'en ferais des leçons au besoin, et s'il avait affaire à un maladroit, sont. absolument mauvaises. Il faut savoir avouer les fautes, comme admirer les beautés. (V.)

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