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Mais un vieux courtisan est un peu moins crédule;
Il voit quand on le joue, et quand on dissimule;
Et moi j'en ai tant vu de toutes les façons,
Qu'à lui-même au besoin j'en ferais des leçons.

ALBIN.

Dieux ! que vous vous gênez par cette défiance!
FÉLIX.

Pour subsister en cour c'est la haute science '.
Quand un homme une fois a droit de nous haïr,
Nous devons présumer qu'il cherche à nous trahir;
Toute son amitié nous doit être suspecte.

Si Polyeucte enfin n'abandonne sa secte,
Quoi que son protecteur ait pour lui dans l'esprit,
Je suivrai hautement l'ordre qui m'est prescrit.

ALBIN.

Grâce, grâce, seigneur! que Pauline l'obtienne!
FÉLIX.

Celle de l'empereur ne suivrait pas la mienne;
Et, loin de le tirer de ce pas dangereux,
Ma bonté ne ferait que nous perdre tous deux.

Mais Sévère promet...

ALBIN.

FÉLIX.

Albin, je m'en défie,

Et connais mieux que lui la haine de Décie;
En faveur des chrétiens s'il choquait son courroux
Lui-même assurément se perdrait avec nous.

Je veux tenter pourtant encore une autre voie.
Amenez Polyeucte; et si je le renvoie,
S'il demeure insensible à ce dernier effort,
Au sortir de ce lieu qu'on lui donne la mort.

Votre ordre est rigoureux.

ALBIN.

FÉLIX.

Il faut que je le suive,

Si je veux empêcher qu'un désordre n'arrive.

1 Pour subsister en cour est une expression bourgeoise. La haute science pour subsister en cour n'est pas de faire couper le cou à son gendre avant de demander l'ordre de l'empereur; il faut des raisons plus fortes. Le zèle de la religion suffisait, et pouvait fournir des choses sublimes. (V.)

Je vois le peuple ému pour prendre son parti;
Et toi-même tantôt tu m'en as averti :
Dans ce zèle pour lui qu'il fait déjà paraître,
Je ne sais si longtemps j'en pourrais être maître;
Peut-être dès demain, dès la nuit, dès ce soir,
J'en verrais des effets que je ne veux pas voir;
Et Sévère aussitôt, courant à sa vengeance,
M'irait calomnier de quelque intelligence.
Il faut rompre ce coup, qui me serait fatal.

ALBIN.

Que tant de prévoyance est un étrange mal!

Tout vous nuit, tout vous perd, tout vous fait de l'ombrage.

Mais voyez que sa mort mettra ce peuple en rage;

Que c'est mal le guérir que le désespérer.

FÉLIX.

En vain après sa mort il voudra murmurer;
Et s'il ose venir à quelque violence,

C'est à faire à céder deux jours à l'insolence :
J'aurai fait mon devoir, quoi qu'il puisse arriver.
Mais Polyeucte vient, tâchons à le sauver.
Soldats retirez-vous, et gardez bien la porte.

SCÈNE II.

FÉLIX, POLYEUCTE, ALBIN.

FÉLIX.

As-tu donc pour la vie une haine si forte,
Malheureux Polyeucte? et la loi des chrétiens
T'ordonne-t-elle ainsi d'abandonner les tiens?

POLYEUCTE.

Je ne hais point la vie, et j'en aime l'usage,
Mais sans attachement qui sente l'esclavage,
Toujours prêt à la rendre au Dieu dont je la tiens;
La raison me l'ordonne, et la loi des chrétiens;
Et je vous montre à tous par là comme il faut vivre,
Si vous avez le cœur assez bon pour me suivre.
FÉLIX.

Te suivre dans l'abîme où tu te veux jeter?

POLYEUCTE.

Mais plutôt dans la gloire où je m'en vais monter.

FÉLIX.

Donne-moi pour le moins le temps de la connaître;
Pour me faire chrétien, sers-moi de guide à l'être ;
Et ne dédaigne pas de m'instruire en ta foi,
Ou toi-même à ton Dieu tu répondras de moi.

POLYEUCTE.

N'en riez point, Félix, il sera votre juge;
Vous ne trouverez point devant lui de refuge;
Les rois et les bergers y sont d'un même rang :
De tous les siens sur vous il vengera le sang.
FÉLIX.

Je n'en répandrai plus, et, quoiqu'il en arrive,
Dans la foi des chrétiens je souffrirai qu'on vive;
J'en serai protecteur.

POLYEUCTE.

Non, non, persécutez,

Et soyez l'instrument de nos félicités :

Celle d'un vrai chrétien n'est que dans les souffrances;
Les plus cruels tourments lui sont des récompenses.
Dieu, qui rend le centuple aux bonnes actions,
Pour comble donne encor les persécutions :

Mais ces secrets pour vous sont fâcheux à comprendre ';
Ce n'est qu'à ses élus que Dieu les fait entendre.

FÉLIX.

Je te parle sans fard, et veux être chrétien.

POLYEUCTE.

Qui peut donc retarder l'effet d'un si grand bien?

La présence importune...

FÉLIX.

POLYEUCTE.

Et de qui? de Sévère?
FÉLIX.

Pour lui seul contre toi j'ai feint tant de colère :
Dissimule un moment jusques à son départ.

POLYEUCTE.

Félix c'est donc ainsi que vous parlez sans fard?
Portez à vos païens, portez à vos idoles,

Le sucre empoisonné que sèment vos paroles 2.

Ce mot fâcheux n'est pas le mot propre, c'est difficile. (V).

2 Ce mot de sucre n'est admis que dans le discours très-familier. (V.)

Un chrétien ne craint rien, ne dissimule rien;

Aux yeux de tout le monde il est toujours chrétien.
FÉLIX.

Ce zèle de ta foi ne sert qu'à te séduire,

Si tu cours à la mort plutôt que de m'instruire.

POLYEUCTE.

Je vous en parlerais ici hors de saison:

Elle est un don du ciel, et non de la raison;
Et c'est là que bientôt, voyant Dieu face à face,
Plus aisément pour vous j'obtiendrai cette grâce.
FÉLIX.

Ta perte cependant me va désespérer.

POLYEUCTE.

Vous avez en vos mains de quoi la réparer;

En vous ôtant un gendre, on vous en donne un autre
Dont la condition répond mieux à la vôtre ';
Ma perte n'est pour vous qu'un change avantageux.
FÉLIX.

Cesse de me tenir ce discours outrageux 2.

Je t'ai considéré plus que tu ne mérites;
Mais, malgré ma bonté, qui croît plus tu l'irrites,
Cette insolence enfin te rendrait odieux,

Et je me vengerais aussi bien que nos dieux.

POLYEUCTE.

Quoi! vous changez bientôt d'humeur et de langage!
Le zèle de vos dieux rentre en votre courage!
Celui d'être chrétien s'échappe ! et par hasard
Je vous viens d'obliger à me parler sans fard!
FÉLIX.

Va, ne présume pas que, quoi que je te jure,
De tes nouveaux docteurs je suive l'imposture.
Je flattais ta manie, afin de t'arracher
Du honteux précipice où tu vas trébucher;
Je voulais gagner temps pour ménager ta vie
Après l'éloignement d'un flatteur de Décie 3:
Mais j'ai trop fait d'injure à nos dieux tout-puissants;

La condition est du style de la comédie. (V.)

2 Outrageux n'est pas un mot usité; mais plusieurs auteurs s'en sont heureusement servis. Nous ne sommes pas assez riches pour devoir nous priver de ce que nous avons. (V.)

3 Gagner temps, style de comédic. Flatteur de Décie; ce n'est pas ainsi qu'il doit caractériser Sévère. (V.)

Choisis de leur donner ton sang, ou de l'encens.

POLYEUCTE.

Mon choix n'est point douteux. Mais j'aperçois Pauline :
O ciel!

SCÈNE III.

FÉLIX, POLYEUCTE, PAULINE, ALBIN.

PAULINE.

Qui de vous deux aujourd'hui m'assassine? Sont-ce tous deux ensemble, ou chacun à son tour? Ne pourrai-je fléchir la nature ou l'amour?

Et n'obtiendrai-je rien d'un époux ni d'un père?

FÉLIX.

Parlez à votre époux.

POLYEUCTE.

Vivez avec Sévère'.

PAULINE.

Tigre, assassine-moi du moins sans m'outrager.

POLYEUCTE.

Mon amour, par pitié, cherche à vous soulager;
Il voit quelle douleur dans l'âme vous possède,
Et sait qu'un autre amour en est le seul remède.
Puisqu'un si grand mérite a pu vous enflammer,
Sa présence toujours a droit de vous charmer :
Vous l'aimiez, il vous aime; et sa gloire augmentée....

PAULINE.

Que t'ai-je fait, cruel, pour être ainsi traitée,
Et pour me reprocher, au mépris de ma foi,
Un amour si puissant que j'ai vaincu pour toi?
Vois, pour te faire vaincre un si fort adversaire,
Quels efforts à moi-même il a fallu me faire;
Quels combats j'ai donnés pour te donner un cœur
Si justement acquis à son premier vainqueur;
Et, si l'ingratitude en ton cœur ne domine,

2

Fais quelque effort sur toi pour te rendre à Pauline :
Apprends d'elle à forcer ton propre sentiment 3;.

On est un peu révolté que Polyeucte ne parle à sa femme que de l'amour qu'elle a pour Sévère. Cette répétition peut déplaire. (V.) 2 Donnés pour te donner, répétition vicieuse. (V.)

3 Le mot propre est dompter. (V.)

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