CLITON. J'en estime l'humeur, j'en aime le visage; Mais plus que tous les deux j'adore son message. DORANTE. C'est celle dont il vient qu'il en faut estimer; CLITON. Quoi! vous voulez, monsieur, aimer cette inconnue? DORANTE. Oui, je la veux aimer, Cliton. CLITON. Sans l'avoir vue? DORANTE. Un si rare bienfait en un besoin pressant S'empare puissamment d'un cœur reconnaissant; Peint l'objet aussi beau qu'on le voit généreux; CLITON. Votre amour va toujours d'un étrange caprice: Celle-ci, sans la voir : mais, monsieur, votre nom, DORANTE. Pourquoi non? J'ai cru le devoir faire, et l'ai fait avec joie. CLITON. Il est plus décrié que la fausse monnoie. Mon nom? DORANTE. CLITON. Oui. Dans Paris, en langage commun, Dorante et le Menteur à présent ce n'est qu'un ; Et vous y possédez ce haut degré de gloire, Qu'en une comédie on a mis votre histoire. En une comédie? DORANTE. CLITON. Et si naïvement, Que j'ai cru, la voyant, voir un enchantement. On y voit un Dorante avec votre visage; On le prendrait pour vous; il a votre air, votre âge, N'en fera jamais voir qu'une fausse copie. Pour Clarice et Lucrèce, elles en ont quelque air : DORANTE. Cette pièce doit être et plaisante et fantasque. CLITON. Votre nom de guerre, LE MENTEUR '. DORANTE. Les vers en sont-ils bons? fait-on cas de l'auteur? CLITON. La pièce a réussi, quoique faible de style, Et d'un nouveau proverbe elle enrichit la ville; Cette tirade et toute cette scène durent plaire beaucoup en leur temps; elles rappelaient au public l'idée d'un ouvrage qui avait extrêmement réussi. Beaucoup de vers du Menteur avaient passé en proverbe ; et mème, près de cent ans après, un homine de la cour contant à table des anecdotes très-fausses, comme il n'arrive que trop souvent, un des convives, se tournant vers le laquais de cet homme, lui dit : Cliton, donnez à boire à votre maître. (V.) Grossissant à l'envi leur chienne de musique, DORANTE. Il faut bien que j'en rie. CLITON. Je n'y trouve que rire, et cela vous décrie, DORANTE. Il faut donc avancer près de celle qui m'aime. SCÈNE IV. CLEANDRE, DORANTE, CLITON, LE PRÉVÔT. CLEANDRE, au prévôt. Ah! je suis innocent; vous me faites injure. LE PRÉVOT, à Cléandre. Si vous l'êtes, monsieur, ne craignez aucun mal; Je dois sur ce soupçon vous mettre en sa présence. Et si pour s'affranchir il ose me charger? LE PRÉVOT, à Cléandre. La justice entre vous en saura bien juger. ( à Dorante.) Vous avez vu, monsieur, le coup qu'on vous impute: Voyez ce cavalier, en serait-il l'auteur? CLEANDRE, bas. Il va me reconnaître. Ah Dieu! je meurs de peur. DORANTE, au prévôt. Souffrez que j'examine à loisir son visage. (bas.) C'est lui, mais il n'a fait qu'en homme de courage; Ce serait lâcheté, quoi qu'il puisse arriver, De perdre un si grand cœur quand je puis le sauver. Ne le découvrons point. CLEANDRE, bas. Il me connaît, je tremble. Ce cavalier, monsieur, n'a rien qui lui ressemble; Et je le connais moins, tant plus je le contemple. CLEANDRE, bas. O générosité qui n'eut jamais d'exemple! DORANTE. L'habit même est tout autre. LE PRÉVOT. Enfin ce n'est pas lui? DORANTE. Non, il n'a point de part au duel d'aujourd'hui. LE PRÉVOT, à Cléandre. Je suis ravi, monsieur, de voir votre innocence Sortez quand vous voudrez, vous avez tout pouvoir : Excusez la rigueur qu'a voulu mon devoir. Adieu. CLÉANDRE, au prévôt. Vous avez fait le dû de votre office'. SCÈNE V. DORANTE, CLÉANDRE, CLITON. DORANTE, à Cléandre. Mon cavalier, pour vous je me fais injustice; Je vous tiens pour brave homme, et vous reconnais bien; Faites votre devoir comme j'ai fait le mien. Monsieur... CLÉANDRE. 1 Cette scène n'est-elle pas très-vraisemblable, très-attachante? Dorante n'y joue-t-il pas le rôle d'un homme généreux? n'inspire-t-il pas pour lui un grand intérêt ? la situation n'est-elle pas des plus heureuses? ne tient-elle pas les esprits en suspens? Je doute qu'il y ait au théâtre une pièce mieux commencée. (V.) DORANTE. Point de réplique, on pourrait nous entendre. CLEANDRE. Sachez donc seulement qu'on m'appelle Cléandre, SCENE VI. DORANTE, CLITON. DORANTE. N'est-il pas vrai, Cliton, que c'eût été dommage Je ne sais où j'en suis, et deviens tout confus. DORANTE. J'ai vu sur son visage un noble caractère, Qui, me parlant pour lui, m'a forcé de me taire, CLITON. Et c'est ainsi, monsieur, que l'on s'amende à Rome '? Cliton fait fort mal de ne pas approuver un mensonge si noble, et Dorante perd ici une occasion de faire voir qu'il est des cas où il serait infâme de dire la vérité : quel cœur serait assez lâche pour ne point mentir quand il s'agit de sauver la vie et l'honneur d'un père, d'un parent, d'un ami? Il y avait là de quoi faire de très-beaux vers. (V.) |