DORANTE. Oui, je sors, ami, pour un moment. Entrez, Mélisse est seule, et je pourrais vous nuire. PHILISTE. Ne m'échappez donc point avant que m'introduire; Vous me semblez troublé ! DORANTE. J'ai bien raison de l'être. Adieu. PHILISTE. Vous soupirez, et voulez disparaître! De Mélisse ou de vous je saurai vos malheurs. Qu'ai-je à craindre pour vous, ou qu'ai-je à déplorer? Philiste, il est tout vrai... Mais retenez Dorante, Vous me perdez, madame. DORANTE. MÉLISSE. Il faut tout hasarder Pour un bien qu'autrement je ne puis plus garder. Cléandre entre. LYSE. MÉLISSE. Le ciel à propos nous l'envoie. SCÈNE V. DORANTE, PHILISTE, CLÉANDRE, MÉLISSE CLEANDRE. Ma sœur, auriez-vous cry...? Vous montrez peu de joie ! En si bon entretien qui vous peut attrister? MÉLISSE, à Cléandre. J'en contais le sujet, vous pouvez l'écouter. (à Philiste.) Vous m'aimez je l'ai su de votre propre bouche, Ne vous obstinez plus à chérir une ingrate; J'aime ailleurs, c'est en vain qu'un faux espoir vous flatte. J'aime, et je suis aimée, et mon frère y consent; Mon choix est aussi beau que mon amour puissant. Vous l'auriez fait pour moi, si vous étiez mon frère. C'est Dorante, en un mot, qui seul a pu me plaire. Ne me demandez point ni quelle occasion, Ni quel temps entre nous a fait cette union; S'il la faut appeler ou surprise, ou constance; Je ne vous en puis dire aucune circonstance : Contentez-vous de voir que mon frère aujourd'hui L'estime et l'aime assez pour le loger chez lui, Et d'apprendre de moi que mon cœur se propose Le change et le tombeau pour une même chose. Lorsque notre destin nous semblait le plus doux, Vous l'avez obligé de me parler pour vous; Il l'a fait, et s'en va pour vous quitter la place : Jugez par ce discours quel malheur nous menace. Voilà cet accident qui le fait retirer; Voilà ce qui le trouble, et qui me fait pleurer; Voilà ce que je crains; et voilà les alarmes D'où viennent ses soupirs, et d'où naissent mes larmes. PHILISTE. Ce n'est pas là, Dorante, agir en cavalier. Et je réponds de vous s'il survient quelque charge. DORANTE. Allons, je suis tout prêt d'y laisser une vie PHILISTE. Un ami tel que vous n'en mérite point d'autre. Je vous dis mon secret, vous me cachez le vôtre, Et j'ai le cœur trop bas pour vous traiter de même, Vous prenez pour mépris son trop de déférence, PHILISTE. Je ne demande plus quel secret a pu faire Et l'amour de la sœur, et l'amitié du frère; Ce qu'il a fait pour vous est digne de vos soins. Vous lui devez beaucoup, vous ne rendez pas moins: D'un plus haut sentiment la vertu n'est capable; Et puisque ce duel vous avait fait coupable, On nomme une prison le nœud de l'hyménée; L'amour même a des fers dont l'âme est enchaînée; Vous les rompiez pour moi, je n'y puis consentir. Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir. DORANTE. Ami, c'est là le but qu'avait votre colère ? PHILISTE. Ami, je fais bien moins que vous ne vouliez faire. Comme à lui je vous dois et la vie et l'honneur. MÉLISSE. Vous m'avez fait trembler pour croître mon bonheur. J'ai voulu voir vos pleurs pour mieux voir votre flamme, Mais quittons désormais des compliments si vains. Votre secret, monsieur, est sûr entre mes mains; CLITON, seul. Ceux qui sont las debout se peuvent aller seoir; 1 Cette scène est encore manquée : l'auteur n'a point fait de Philiste l'usage qu'il en pouvait fatre. Un rival ne doit jamais être un personnage épisodique et inutile. Philiste est froid; et c'est, comme on l'a dit si souvent, le plus grand des défauts. Ce refrain, Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir, est encore plus froid que le caractère de Philiste; et cette petite finesse anéantit tout le mérite que pouvait avoir Philiste en se sacrifiant pour son ami. Je ne sais si je me trompe; mais, en donnant de l'âme à ce caractère, en mettant en œuvre la jalousie, en retranchant quelques mauvaises plaisanteries de Cliton, on ferait de cette pièce un chef-d'œuvre. (V.) DE LA SUITE DU MENTEUR. L'effet de cette pièce n'a pas été si avantageux que celui de la précédente, bien qu'elle soit mieux écrite 1. L'original espagnol est de Lope de Vègue sans contredit, et a ce défaut que ce n'est que le valet qui fait rire, au lieu qu'en l'autre les principaux agréments sont dans la bouche du maître. L'on a pu voir par les divers succès quelle différence il y a entre les railleries spirituelles d'un honnête homme de bonne humeur, et les bouffonneries froides d'un plaisant à gages. L'obscurité que fait en celleci le rapport à l'autre a pu contribuer quelque chose à sa disgrâce, y ayant beaucoup de choses qu'on ne peut entendre, si l'on n'a l'idée présente du Menteur. Elle a encore quelques défauts particuliers. Au second acte, Cléandre raconte à sa sœur la générosité de Dorante qu'on a vue au premier, contre la maxime, qu'il ne faut jamais faire raconter ce que le spectateur a déjà vu. Le cinquième est trop sérieux pour une pièce si enjouée, et n'a rien de plaisant que la première scène entre un valet et une servante. Cela plaît si fort en Espagne, qu'ils font souvent parler bas les amants de condition, pour donner lieu à ces sortes de gens de s'entredire des badinages; mais en France, ce n'est pas le goût de l'auditoire. Leur entretien est plus supportable au premier acte, cependant que Dorante écrit: car il ne faut jamais laisser le théâtre sans qu'on y agisse, et l'on n'y agit qu'en parlant. Ainsi Dorante qui écrit ne le remplit pas assez; et toutes les fois que cela arrive, il faut fournir l'action par d'autres gens qui parlent. Le second débute par une adresse digne d'être remarquée, et dont on peut former cette règle, que, quand on a quelque occasion de louer une lettre, un billet, ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle, il ne faut jamais la faire voir, parce qu'alors c'est une propre louange que le poëte se donne à soi-même; et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges qu'on en fait, que j'ai vu des stances présentées à une La Suite du Menteur ne réussit point. Serait-il permis de dire qu'avec quelques changements elle ferait au théâtre plus d'effet que le Menteur même ? L'intrigue de cette seconde pièce espagnole est beaucoup plus intéressante que la première. Dès que l'intrigue attache, le succès ne dépend plus que de quelques embellissements, de quelques convenances, que peut-être Corneille négligea trop dans les derniers actes de cette pièce. (V.) CORNEILLE. -T. I. 47. |