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nons combien il eft dangereux d'êtrè hommes, & contons tous les malheurs dont nous fommes exempts pour autant de perils dont nous fommes échapés.

Une infinité de chofes que nous avons & que nous ne fentons pas, feroient chacune le fuprême bonheur de quelqu'un ; il y a tel homme dont tous les defirs fe termineroient à avoir deux bras. Ce n'eft pas que ces fortes de biens qui ne le font que parce que leur privation feroit un grand mal, puiffent jamais caufer un fentiment vif, même à ceux qui fe roient les plus appliquez à faire tout valoir; on ne fçauroit être tranf porté de fe trouver deux bras, mais en faifant fouvent reflexion fur le grand nombre de maux qui pourroient nous arriver, on pardonne plus aisément à ceux qui arrivent. Notre condition eft meilleure quand nous nous y foûmettons de bonne grace, que quand nous nous revol tons inutilement contre-elle.

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Nous regardons ordinairement les biens que nous font la Nature ou la Fortune comme des dettes qu'elles nous payent, & par confequent nous les recevons avec une espece d'indifference les maux au contraire, nous paroiffent des injuftices, & nous les recevons avec impatience & avec aigreur. Il faudroit rectifier des idées fi fauffes. Les maux font très-communs, & c'est ce qui doit naturellement nous échéoir, les biens font très-rares, & ce font des exceptions flateufes faites en notre faveur à la regle generale.

Le bonheur eft en effet bien plus rare que l'on ne pense. Je conte pour heureux celui qui poffede un certain bien que je defire, & que je croi qui feroit ma felicité, le poffeffeur de ce bien-là eft malheureux, ma condition eft gâtée par la privation de ce qu'il a, la fienne l'eft par d'autres privations. Chacun brille d'un faux éclat aux yeux de quelque autre,

chacun eft envié pendant qu'il eft luimême envieux; & fi être heureux étoit un vice ou un ridicule,les hommes ne fe le renvoyeroient pas mieux les uns aux autres. Ceux qui en feroient le plus accufez, les Grands, les Princes, les Rois, feroient justement les moins coupables. Défabufons-nous de cette illufion qui nous peint beaucoup plus d'heureux qu'il n'y en a, & nous ferons ou plus flatez d'être du nombre, ou moins irritez de n'en être pas.

Puifqu'il y a fi peu de biens, il ne faudroit negliger aucun de ceux qui tombent dans notre partage; cependant on en ufe comme dans une grande abondance, & dans une grande fûreté d'en avoir tant qu'on voudra, on ne daigne pas s'arrêter à goûter ceux que l'on poffede. Souvent on les abandonne pour courir après ceux que l'on n'a pas. Nous tenons le prefent dans nos mains, mais l'avenir eft une espece de Charlatan, qui en nous ébloüiffant les yeux nous l'efca

motte. Pourquoi lui permettre de se joüer ainfi de nous ? Pourquoi fouffrir que des efperances vaines & douteuses nous enlevent des joüiffances certaines? Il eft vrai qu'il y a beaucoup de gens pour qui ces efperances mêmes font des joüiffances, & qui ne fçavent jouir que de ce qu'ils n'ont pas. Laiffons-leur cette espece de poffeffion fi imparfaite, fi peu tranquille, fi agitée, puisqu'ils n'en peuvent avoir d'autre, il feroit trop cruel de la leur ôter, mais tâchons, s'il eft poffible, de nous ramener au prefent, à ce que nous avons, & qu'un bien ne perde pas tout fon prix, parce qu'il nous a été accordé..

Ordinairement on dédaigne de fentir les petits biens, & on n'a pas le même mépris pour les maux mediocres. Que la chofe foit du moins égale. Si le fentiment des biens mediocres, eft étouffé en nous par l'idée de quelques biens plus grands aufquels on afpire, que l'idée des

grands malheurs où l'on n'est pas tombé, nous confole des petits.

Les petits biens que nous négligeons, que fçavons-nous fi ce ne feront pas les feuls qui s'offriront à nous? Ce font des prefents faits par une Puiffance avare, qui ne fe refoudra peut-être plus à nous en faire. Il y a peu de gens qui quelquefois en leur vie n'ayent eu regret à quelque état, à quelque fituation, dont ils n'avoient pas affez gouté le bonheur. Il y en a peu qui n'ayent eux-mêmes trouvé injuftes quelques-unes des plaintes qu'ils avoient faites de la Fortune. On a été ingrat, & on en eft puni.

Il ne faut pas, difent les Philofophes rigides, mettre notre bonheur dans tout ce qui ne dépend pas de nous, ce feroit trop le mettre à l'avanture. Il y a beaucoup à rabattre d'un précepte fi magnifique, mais le plus qu'on en pourra conferver, ce fera le mieux. Figurons-nous que

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