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pour les bons esprits, une époque a toujours son caractère sérieux, même sous les caricatures. Ce qui frappe surtout dans ces mœurs du douzième siècle, c'est que France galante et raffinée commence à sortir des forêts sauvages et à se montrer dans quelques châteaux. La féodalité, c'est le cœur de la dame; le servage, c'est la foi du chevalier. Les tournois ont çà et là enchaîné la barbarie primitive. Il n'y a plus qu'aux jours de guerre qu'on crie: Sang et pillage! Il n'y a plus qu'aux jours de ripailles qu'on perpétue l'orgie romaine. Ce que le catholicisme n'a point encore fait, la femme, cet apôtre du cœur, va le faire avec un regard, avec un sourire, avec une larme.

La femme, au moyen âge, a été comme l'image visible de la Divinité; elle a entr'ouvert la porte au monde nouveau; elle a cueilli, pour la main rude et sauvage de l'homme, la fleur sacrée du spiritualisme.

ABEILARD ET HELOISE

L'AMOUR DE LA PHILOSOPHIE

LA PHILOSOPHIE DE L'AMOUR

Il y a deux manières d'écrire l'histoire.

Les vives imaginations n'ont pas la patience d'allumer la lampe des tombeaux et des monuments; ils lisent l'épitaphe, ils déchiffrent le fronton et passent, plus préoccupés d'une touffe de ravenelles épanouies au faîte du monument que du monument lui-même. Ils entr'ouvrent à peine le vieux manuscrit enjolivé de miniature. La tradition est leur pierre de touche; un nom leur rappelle un siècle, un portrait un tableau; ils jettent leur cœur dans le passé, ils voient les passions anciennes à travers les passions modernes, Abeilard à travers Jean-Jacques, Charlemagne à travers Bonaparte.

Les esprits studieux qui aiment l'odeur de la lampe vont droit à l'histoire, sans rêverie et sans passion; pour eux l'homme disparaît sous l'historien; ils donneraient une phrase éloquente pour une note utile. Dans le vieux

monument en ruines, ce qui les frappe, c'est bien plus l'esprit du temps que l'aspect pittoresque. L'air de tête les saisit et non le contour, le sens de l'inscription et non la lettre. Ils respirent avec une joie attristée l'atmosphère des tombes entr'ouvertes. La vérité est leur muse; ils la cherchent et la poursuivent partout. Ils ne ferment le livre longtemps ouvert qu'après l'avoir pour ainsi dire traduit mot pour mot. Ceux-là fuient les poëtes, ou savent découvrir la vérité à travers la fiction.

« Abeilard est moins connu qu'il n'est célèbre, et sa renommée semble romanesque plutôt qu'historique, » dit son historien, Charles de Rémusat. En effet, la figure d'Abeilard passe sous nos yeux avec cet attrait tendre et passionné que le Tasse, Goethe ou Chateaubriand ont donné à leurs créations. Tancrède, Werther ou René ne sont-ils pas de poétiques frères d'Abeilard? sont-ils moins vrais? les aimons-nous moins? L'imagination, quoi qu'on fasse, aura toujours un pied dans l'histoire, comme la vérité en a un dans le roman. N'a-t-on pas toujours écrit le roman avec l'histoire sous les yeux?

Il est vrai que, dans la vie même d'Abeilard, il y a l'histoire et le roman; il y a deux hommes dans un seul : le philosophe et l'amant d'Héloïse, la tête et le cœur. On connaissait le cœur, mais jusqu'ici nul n'avait étudié le grand caractère de cette tête de théologien.

La poésie est une fille qui se souvient. Qu'elle s'appelle Calliope ou Erato, qu'elle chante les héros ou les amants, qu'elle écoute le monde ou son cœur, c'est toujours vers le passé qu'elle se tourne. Dieu s'amuse aussi à faire des romans: ceux-là sont immortels; ceux que nous faisons ne sont, le plus souvent, que de pâles paraphrases des romans du grand Maître. L'Héloïse de Rousseau,

Abeilard d'un autre âge, vaut-elle l'Héloïse créée par Dieu lui-même?

N'est-ce point ici le lieu de reproduire cette belle page de l'historien? « Les lettres d'Abeilard et d'Héloïse sont un monument unique dans la littérature; elles ont suffi pour immortaliser leurs noms. Moins de cent ans après que le tombeau se fut fermé sur eux, Jean de Meung traduisit ces lettres dans l'idiome vulgaire, et sa version subsiste encore; témoignage irrécusable du vif intérêt qu'elles inspirèrent de bonne heure aux poëtes. Comme la langue des passions, qui sont éternelles, est pourtant changeante, et suit les vicissitudes du goût et les modes de l'esprit, on a plus d'une fois retraduit pour la modifier, altéré pour l'embellir, l'expression première de ces ardents et profonds amours. Si l'auteur du poëme de la Rose leur donnait, avec son gaulois du treizième siècle, une humble naïveté dédaignée par Abeilard, inconnue d'Héloïse, Bussy-Rabutin, avec le français du dix-septième, leur prêtait, dans un excellent style, un ton d'élégante galanterie, autre sorte de mensonge. Ainsi un épisode historique, fixé par des documents certains, est devenu comme un de ces thèmes littéraires qui se conservent et s'altèrent par la tradition, et qui se renouvellent selon le génie des époques et des écrivains. Peutêtre même y a-t-il eu des temps où tout le monde ne savait plus s'il existait des lettres originales, et, dans bien des esprits, les noms d'Abeilard et d'Héloïse ont été près de se confondre avec ceux des héros de romans. A diverses fois, on a repris leurs aventures pour en faire le sujet de récits passionnés ou de correspondances imaginaires. On ne s'est pas borné à retoucher, à paraphraser leurs lettres; on leur en a fabriqué de nouvelles, et la

réalité a fait place à la fiction. La poésie est venue à son tour; elle a prêté à ces amants d'un autre âge les finesses de sentiment, les combats, les remords, qui conviennent à la morale dramatique des temps modernes. Elle a dénaturé leur amour réel, croyant le rendre plus intéressant; et, telle est la puissance de certaines conventions littéraires, qu'elles paraissent quelquefois plus vraies que les faits. L'Héloïse de Pope est devenue, pour de certaines époques, l'Héloïse de l'histoire, à ce point que l'auteur du Génie du Christianisme, voulant peindre l'amante chrétienne, n'a imaginé rien de mieux que de la chercher dans les vers de Colardeau ! Le sentiment du réel a commencé à renaître parmi nous, et c'est aujourd'hui dans leur correspondance authentique que nous voulons retrouver Héloïse et Abeilard. Ce qu'on vient de lire suffit, ce me semble, pour la faire connaître. On ne peut songer à comparer ces lettres qu'aux Lettres portugaises, si toutefois l'imagination n'a point celles-ci à se reprocher. Dans les premières, le fond de deux âmes souffrantes apparaît avec les formes de l'esprit du temps; l'amour et la douleur y empruntent le langage d'une érudition sans discernement, d'un art sans beauté, d'une philosophie sans profondeur; mais ce langage pédantesque, c'est bien le cœur qui le parle, et le cœur est en quelque sorte éloquent par lui-même. Si le goût n'a point orné le temple, le feu qui brille sur l'autel est un feu divin. Plus heureuse que la pensée, la passion peut se passer plus aisément de la perfection de la forme, et, quel que soit le vêtement dont la recouvre un art inhabile, elle se fait reconnaître à ses mouvements comme la déesse de Virgile à sa démarche : Incessu patuit dea. »

L'historien a divisé son livre en trois parties: la vie

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