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Ah! mon père, son crime à peine est pardonnable;
Mais s'il est insensé, vous êtes raisonnable 4:
La nature est trop forte, et ses aimables traits
Imprimés dans le sang ne s'effacent jamais :
Un père est toujours père, et sur cette assurance
J'ose appuyer encore un reste d'espérance.

Jetez sur votre fille un regard paternel :
Ma mort suivra la mort de ce cher criminel;
Et les dieux trouveront sa peine illégitime,
Puisqu'elle confondra l'innocence et le crime,
Et qu'elle changera, par ce redoublement 5,
En injuste rigueur un juste châtiment;
Nos destins, par vos mains rendus inséparables,
Nous doivent rendre heureux ensemble, ou miséra-
Et vous seriez cruel jusques au dernier point, [bles;
Si vous désunissiez ce que vous avez joint.
Un cœur à l'autre uni jamais ne se retire 6;

'Comment Pauline peut-elle dire qu'elle adore Polyeucte? elle lui donne, par devoir et par affection, tout ce que l'autre

avait par inclination; mais l'adorer, c'est trop; certainement elle ne l'adore pas. (V.)

3 Cette troisième apostrophe, cet empressement extrême de lui donner un mari, ne paraissent pas naturels. Tout cela n'empêche pas que cette scène ne soit écoutée avec un grand plailai sir. L'obstination de Polyeucte, sa résignation, son transport divin, plaisent beaucoup. Ceux qui assistent au spectacle étant persuadés, pour la plupart, des vérités qui enflamment Polyeucte, sont saisis de son transport: il ne sont pas fort attendris, mais ils s'intéressent à la situation. (V.)

3 De quoi que notre amour m'entretienne pour vous. Ce vers est un barbarisme. Un amour qui entretient, et qui entretient pour! et de quoi qu'il entretienne! Il n'est pas permis de parler ainsi. (V.)

4 Ce vers est du style de la comédie. (V.)

5 Il est triste que redoublement ne puisse se dire en cette occasion : le sens est beau; mais on n'a jamais appelé redoublement la mort d'un mari et d'une femme. (V.)

6 Ces maximes générales conviennent peu à la douleur : c'est la parler de sentiments; ce n'est pas en avoir. Comment se peutil faire que cette scène ne fasse jamais verser de larmes ? N'estce point qu'on sent que Pauline n'agit que par devoir, et qu'elle s'efforce d'aimer un homme pour lequel elle n'a point d'amour? D'ailleurs elle parle ici de désunion après avoir parlé de redou blement de mort qui les sépare. (V.)

Et pour l'en séparer il faut qu'on le déchire. Mais vous êtes sensible à mes justes douleurs, Et d'un œil paternel vous regardez mes pleurs. FÉLIX

Oui, ma fille, il est vrai qu'un père est toujours père;
Rien n'en peut effacer le sacré caractère;
Je porte un cœur sensible et vous l'avez percé.
Je me joins avec vous contre cet insensé.

Malheureux Polyeucte, es-tu seul insensible?
Et veux-tu rendre seul ton crime irrémissible?
Peux-tu voir tant de pleurs d'un œil si détaché 1?
Peux-tu voir tant d'amour sans en être touché?
Ne reconnais-tu plus ni beau-père, ni femme,
Sans amitié pour l'un, et pour l'autre sans flamme?
Pour reprendre les noms et de gendre et d'époux,
Veux-tu nous voir tous deux embrasser tes genoux ?
POLYEUCTE.

Que tout cet artifice est de mauvaise grâce 2!
Après avoir deux fois essayé la menace,
Après m'avoir fait voir Néarque dans la mort,
Après avoir tenté l'amour et son effort 3,
Après m'avoir montré cette soif du baptême,
Pour opposer à Dieu l'intérêt de Dieu même,
Vous vous joignez ensemble! Ah, ruses de l'enfer!
Faut-il tant de fois vaincre avant que triompher 4
4!
Vos résolutions usent trop de remise 5;
Prenez la vôtre enfin, puisque la mienne est prise.

Je n'adore qu'un Dieu, maître de l'univers,
Sous qui tremblent le ciel, la terre, et les enfers;
Un Dieu qui, nous aimant d'une amour infinie,
Voulut mourir pour nous avec ignominie,
Et qui, par un effort de cet excès d'amour,
Veut pour nous en victime être offert chaque jour.
Mais j'ai tort d'en parler à qui ne peut m'entendre.
Voyez l'aveugle erreur que vous osez défendre :
Des crimes les plus noirs vous souillez tous vos dieux;
Vous n'en punissez point qui n'ait son maître aux
[cieux;
La prostitution, l'adultère, l'inceste,
Le vol, l'assassinat et tout ce qu'on déteste,
C'est exemple qu'à suivre offrent vos immortels.

Le cœur peut être détaché, mais l'œil ne l'est pas. (V.) — On s'éloigne d'un objet qui faft une impression trop vive, on en détache ses yeux; il nous semble que cette expression pourrait être permise. (P.)

2

Que tout cet artifice est de mauvaise grâce! est du style de la comédie. (V.)

3 Cela n'est ni d'un français exact, ni d'un français agréable. (V.)

4 Ruses de l'enfer, expression pardonnable au personnage qui parle, mais qui n'est pas d'un style noble. Enfer ne rime avec triompher qu'à l'aide d'une prononciation vicieuse; grande preuve que l'on ne doit rimer que pour les oreilles. (V.)

5 Phrase qui n'a point d'élégance. User de remise, expression prosaïque : user d'ailleurs suppose usage; une résolution n'a point d'usage. (V.)

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J'ai feint même à tes yeux des lâchetés extrêmes :
Et certes, sans l'horreur de ses derniers blasphèmes,
Qui m'ont rempli soudain de colère et d'effroi,
J'aurais eu de la peine à triompher de moi.

ALBIN.

Vous maudirez peut-être un jour cette victoire,
Qui tient je ne sais quoi d'une action trop noire,
Indigne de Félix, indigne d'un Romain,
Répandant votre sang par votre propre main.
FÉLIX.

Ainsi l'ont autrefois versé Brute et Manlie1;
Mais leur gloire en a crû, loin d'en être affaiblie;
Et quand nos vieux héros avaient de mauvais sang,
Ils eussent, pour le perdre, ouvert leur propre flanc1.

ALBIN.

Votre ardeur vous séduit; mais quoi qu'elle vous die,
Quand vous la sentirez une fois refroidie,
Quand vous verrez Pauline, et que son désespoir
Par ses pleurs et ses cris saura vous émouvoir 3...
FÉLIX.

Tu me fais souvenir qu'elle a suivi ce traître,
Et que ce désespoir qu'elle fera paraître
De mes commandements pourra troubler l'effet :
Va donc y donner ordre, et voir ce qu'elle fait;
Romps ce que ses douleurs y donneraient d'obtacle;
Tire-la, si tu peux, de ce triste spectacle 4;
Tâche à la consoler. Va donc; qui te retient?

ALBIN.

Il n'en est pas besoin, seigneur, elle revient.

SCÈNE V.

FÉLIX, PAULINE, ALBIN.

PAULINE.

Père barbare, achève, achève ton ouvrage; Cette seconde hostie est digne de ta rage5 :

On est un peu surpris que cet homme se compare aux Brutos et aux Manlius, après avoir avoué les sentiments les plus laches. (V.)

C'est une vieille erreur qu'en se faisant saigner on se délivrait de son mauvais sang : cette fausse métaphore a été souvent employée, et on la retrouve dans la tragédie de Don Carlos sous le nom d'Andronie:

Quand j'ai de mauvais sang, je me le fais tirer. On dit que Philippe II fit cette abominable plaisanterie à son fils en le condamnant. (V.)

3 Remarquez que nous employons souvent ce mot suvoir en

Ce vers est dans le Cid, et est à sa place dans les deux piè- poésie assez mal à propos : j'ai su le satisfaire, pour je l'ai ces. (V.)

Renonce à la vie n'enchérit point sur mourir : quand on répète la pensée, il faut fortifier l'expression. (V.)

Dialogue admirable et toujours applaudi. (V.)

4 Impénétrable n'est pas le mot propre; il signifie caché, dissimulé, qu'on ne peut découvrir, qu'on ne peut pénétrer, et ne peut jamais étre mis à la place d'inflexible. (V.)

satisfait ; j'ai su lui plaire, au lieu de je lui ai plu. Il ne faut employer ce mot que quand il marque quelque dessein. (V.)

4 Romps, tire-la, mauvaises expressions : des douleurs qui donnent obstacle est un barbarisme; et ce qu'ils donneraient d'obstacle est un barbarisme encore plus grand. (V.)

5 Ce mot hostie signifiait alors victime. (V.)

Joins ta fille à ton gendre; ose : que tardes-tu ? Tu vois le même crime, ou la même vertu : Ta barbarie en elle a les mêmes matières '. Mon époux en mourant m'a laissé ses lumières; Son sang, dont tes bourreaux viennent de me couvrir, M'a dessillé les yeux, et me les vient d'ouvrir. ¡Je vois, je sais, je crois, je suis désabusée : De ce bienheureux sang tu me vois baptisée; Je suis chrétienne enfin, n'est-ce point assez dit? Conserve en me perdant ton rang et ton crédit; Redoute l'empereur, appréhende Sévère 3: Si tu ne veux périr, ma perte est nécessaire; Polyeucte m'appelle à cet heureux trépas;

Je vois Néarque et lui qui me tendent les bras.
■Mène, mène-moi voir tes dieux que je déteste;
Ils n'en ont brisé qu'un, je briserai le reste.
=On m'y verra braver tout ce que vous craignez,

Ces foudres impuissants qu'en leurs mains vous pei-
Et, saintement rebelle aux lois de la naissance, [gnez,
Une fois envers toi manquer d'obéissance.
Ce n'est point ma douleur que par là je fais voir;
C'est la grâce qui parle, et non le désespoir.
Le faut-il dire encor, Félix? je suis chrétienne 4;
Affermis par ma mort ta fortune et la mienne;
Le coup à l'un et l'autre en sèra précieux,
Puisqu'il t'assure en terre en m'élevant aux cieux 5.

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2 Pleonasme. (V.)

3 D'ou sait-elle que Félix a sacrifié Polyeucte à la crainte qu'il a de Sévère? est-ce une révélation? (V.) — D'où elle le sait? des sentiments bas et lâches que son père lui a fait voir dans la quatrième scène du premier acte. Félix ne lui dissimule ni la peur qu'il a de Sévère, ni le regret que lui donne cette peur de lui avoir préféré Polyeucte. Ce n'est donc pas sérieusement que Voltaire demande si elle le sait par révélation. (P.)

4 Ce miracle soudain a révolté beaucoup de gens. Quodcumque ostendis mihi sic, incredulus odi. Mais le parterre aimera longtemps ce prodige; il est la récompense de la vertu de Pauline; et s'il n'est pas dans l'histoire, il convient parfaitement au théâtre dans une tragédie chrétienne. (V.)

5 Tassure en terre n'est pas français : elle veut dire, affermit ton pouvoir sur la terre. (V.)

6 La piece semble finie quand Polyeucte est mort. Autrefois, quand les acteurs représentaient les Romains avec le chapeau et une cravate, Sévère arrivait le chapeau sur la tête, et Félix f'écoutait chapeau bas; ce qui faisait un effet ridicule. (V.)

7 D'ou sait-il que Félix a immolé son gendre à la peur mépri

Polyeucte est donc mort! et par vos cruautés
Vous pensez conserver vos tristes dignités!
La faveur que pour lui je vous avais offerte,
Au lieu de le sauver, précipite sa perte !
J'ai prié, menacé, mais sans vous émouvoir;
Et vous m'avez cru fourbe, ou de peu de pouvoir!
Eh bien! à vos dépens vous verrez que Sévère
Ne se vante jamais que de ce qu'il peut faire;
Et par votre ruine il vous fera juger

Que qui peut bien vous perdre eût pu vous protéger.
Continuez aux dieux ce service fidèle;

Par de telles horreurs montrez-leur votre zèle.
Adieu; mais quand l'orage éclatera sur vous,

Ne doutez point du bras dont partiront les coups.
FÉLIX.

Arrêtez-vous, seigneur, et d'une âme apaisée
Souffrez que je vous livre une vengeance aisée.

Ne me reprochez plus que par mes cruautés
Je tâche à conserver mes tristes dignités ;
Je dépose à vos pieds l'éclat de leur faux lustre :
Celle où j'ose aspirer est d'un rang plus illustre;
Je m'y trouve forcé par un secret appas;
Je cède à des tranports que je ne connais pas';
Et par un mouvement que je ne puis entendre',
De ma fureur je passe au zèle de mon gendre.
C'est lui, n'en doutez point, dont le sang innocent.
Pour son persécuteur prie un Dieu tout-puissant ;
Son amour épandu sur toute la famille

Tire après lui le père aussi bien que la fille 3.
J'en ai fait un martyr, sa mort me fait chrétien :
J'ai fait tout son bonheur, il veut faire le mien.

sable qu'il avait de Sévère? Ce Sévère ne pouvait le savoir, moins que Polyeucte, par un second miracle, ne le lui eût révélé. Le reste est fort juste et fort beau; il doit être irrité que Félix n'ait pas déféré à sa noble prière. (V.) — Voltaire retombe ici dans la même plaisanterie ou dans la même distraction. Sévère est instruit, sans miracle, des sentiments de Félix. Pauline elle-même, au quatrième acte, lui en a fait l'aveu en lui disant :

Mon père est en état de vous accorder tout:

Il vous craint; et j'avance encor cette parole,
Que, s'il perd mon époux, c'est à vous qu'il l'immole.

(P.)

Ce nouveau miracle n'est pas si bien reçu du parterre que les deux autres; il ne faut pas surtout prodiguer coup sur coup les prodiges de même espèce. Quand on pardonnerait la conversion incroyable de ce láche Félix, on n'en serait pas touché, parce qu'on ne s'intéresse pas à lui comme à Pauline, et qu'il est même odieux. (V.) — Si Félix devient un élu à la fin de la pièce, il faut convenir que, jusqu'au dénoúment, il a bien conservé la physionomie d'un réprouvé. C'est peut-être sur cette singulière conversion que Voltaire aurait pu s'égayer sans conséquence: mais il devait respecter Pauline; il le devait d'autant plus, que c'est d'après ce beau caractère qu'il a tracé celui d'Idamé dans l'Orphelin de la Chine, et que le mérite de la copie ne le dispensait pas d'être juste envers l'original. (P.) Comprendre semblerait plus juste qu'entendre. (V.)

3 Tirer après soi est devenu bas avec le temps. (V.)

C'est ainsi qu'un chrétien se venge et se courrouce :
Heureuse cruauté dont la suite est si douce!
Donne la main, Pauline. Apportez des liens;
Immolez à vos dieux ces deux nouveaux chrétiens.
Je le suis, elle l'est, suivez votre colère.

PAULINE.

Qu'heureusement enfin je retrouve mon père !
Cet heureux changement rend mon bonheur parfait.
FÉLIX.

Ma fille, il n'appartient qu'à la main qui le fait.
SÉVÈRE.

Qui ne serait touché d'un si tendre spectacle!
De pareils changements ne vont point sans miracle1:
Sans doute vos chrétiens qu'on persécute en vain
Ont quelque chose en eux qui surpasse l'humain;
Ils mènent une vie avec tant d'innocence,
Que le ciel leur en doit quelque reconnaissance :
Se relever plus forts, plus ils sont abattus,
N'est pas aussi l'effet des communes vertus
Je les aimai toujours, quoi qu'on m'en ait pu dire;
Je n'en vois point mourir que mon cœur n'en soupire;
Et peut-être qu'un jour je les connaîtrai mieux.
J'approuve cependant que chacun ait ses dieux 4,
Qu'il les serve à sa mode, et sans peur de la peine.
Si vous êtes chrétien, ne craignez plus ma haine ;
Je les aime, Félix, et de leur protecteur
Je n'en veux pas sur vous faire un persécuteur6.
Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque;
Servez bien votre Dieu, servez votre monarque.
Je perdrai mon crédit envers sa majesté,
Ou vous verrez finir cette sévérité :

Par cette injuste haine il se fait trop d'outrage.
FÉLIX.

Daigne le ciel en vous achever son ouvrage,

Des changements ne vont point on mène une vie innocente, et non pas avec innocence; mais j'approuve que chacun ait ses dieux, et servez votre monarque, reçoivent toujours des applaudissements. La manière dont le fameux Baron récitait ces vers, en appuyant sur servez votre monarque, était reçue avec transport. Plusieurs n'approuvent pas que Sévère dise à Félix: Gardez votre pouvoir, reprenez-en la marque, parce que ce n'est pas lui qui donne les gouvernements et que Félix n'a pas quitté le sien; il n'appartient qu'à l'empereur de parler ainsi. (V.)

1 Style trop familier; et d'ailleurs cela n'est pas français, comme on l'a déjà dit. (V.)

3 Se relever n'est pas l'effet; cela n'est pas exact, mais c'est une licence que je crois permise. (V.)

4 Ce vers est toujours très-bien reçu du parterre : c'est la voix de la nature. (V.)

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Et pour vous rendre un jour ce que vous méritez, Vous inspirer bientôt toutes ses vérités!

Nous autres, bénissons notre heureuse aventure1: Allons à nos martyrs donner la sépulture, Baiser leurs corps sacrés, les mettre en digne lieu, Et faire retentir partout le nom de Dieu.

1 Notre heureuse aventure, immédiatement après avoir coupé le cou à son gendre, fait un peu rire; et nous autres y contribue. L'extrême beauté du rôle de Sévère, la situation piquante de Pauline, sa scène admirable avec Sévère au quatrieme acte, assurent à cette pièce un succès éternel: non-seulement elle enseigne la vertu la plus pure, mais la dévotion et la perfection du christianisme. Polyeucte et Athalie sont la condamnation éternelle de ceux qui, par une jalousie secrete, voudraient proscrire un art sublime dont les beautés n'effacent que trop leurs ouvrages: ils sentent combien cet art est au-dessus du leur; ne pouvant y atteindre, ils le veulent proscrire, et par une injustice aussi absurde que barbare, ils confondent Tabarin et Guillot Gorju avec saint Polyeucte et le grand-pretre Joad*. Dacier, dans ses remarques sur la poétique d'Aristote, prétend que Polyeucte n'est pas propre au théatre, parce que ce personnage n'excite ni la pitié ni la crainte; il attribue tout le succès à Sévère et à Pauline. Cette opinion est assez générale; mais il faut avouer aussi qu'il y a de très-beaux traits dans le rôle de Polyeucte, et qu'il a fallu un très-grand génie pour manier un sujet si difficile. (V.)

2 Les maximes sur la grâce divine, qui reviennent en plus d'un endroit de cette pièce, pouvaient avoir un intérêt particu lier à cette époque ou les querelles du jansénisme commen çaient à diviser la France. Personne n'ignore que le christianisme, qui fait le fond de cet ouvrage, était une des choses qui l'avaient fait condamner par l'hôtel de Rambouillet. Il est également concevable qu'on en ait regardé quelques passages comme plus faits pour la chaire que pour le théatre, et que la multitude, qui entendait parler tous les jours de ces mêmes ma tières, se soit trouvée par avance familiarisée avec ces discus sions théologiques, et n'ait pas été blessée de les retrouver dans une tragédie. Mais ce qui est certain, c'est que la disposition des esprits, soit par rapport à la politique, soit par rapport a la religion, ne fit ni le succès de Cinna, ni celui de Polyeucte. (LA H.) Voltaire avait de l'aversion pour les sujets sacres, et cette aversion était devenue chez lui une espèce de manie qui s'était accrue avec l'age. On sait que dans les dernières anners de sa vie il changea dans la Henriade des vers qui avaient sub sisté jusqu'alors dans toutes les éditions de ce poème, uniqu ment parce que ces vers paraissaient traduits d'un passage de l'Evangile. Qui sait même si, par une suite de cette manie, il ne se reprochait pas les vers dévots du vieux Lusignan dans Zaire, et ce bel éloge du christianisme qui fait le dénoùment d4 zire? Quelque admiration qu'il eût constamment témoigne pour Racine, le ridicule qu'il a jeté sur le sujet d'Esther, et lä critique amère qu'il s'est permise, en plus d'une occasion, de celui d'Athalie, prouvent qu'il avait de la peine à lui pardonner ces deux pièces. Quoi qu'il en soit, cette prévention de Votaire contre les sujets religieux était d'une inconséquence siegulière: car enfin on peut admirer Athalie sans être juif, el sentir les beautés de Polyeucte sans être chrétien. Mais, parlant de cette prévention très-réelle, Voltaire, dans le per sonnage d'un martyr de la religion, ne pouvait voir qu'un fa tique impassible; et ce caractère lui paraissait peu fait pour la tragédie, dont le principal intérêt n'est fondé que sur le comba des passions. Il s'en était expliqué longtemps avant qu'il fut la pensée de commenter Corneille; on peut en juger par celle plaisanterie adressée à un Anglais dans la dédicace de Zaini

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EXAMEN DE POLYEUCTE.

Ce martyre est rapporté par Surius sur le neuvième de janvier. Polyeucte vivait en l'année 250, sous l'empereur Décius. Il était Arménien, ami de Néarque, et gendre de Félix, qui avait la commission de l'empereur pour faire exécuter ses édits contre les chrétiens. Cet ami l'ayant résolu à se faire chrétien, il déchira ces édits qu'on publiait, arracha les idoles des mains de ceux qui les portaient sur les autels pour les adorer, les brisa contre terre, résista aux larmes de sa femme Pauline, que Félix employa auprès de lui pour le ramener à leur culte, et perdit la vie par l'ordre de son beau-père, sans autre baptême que celui de son sang. Voilà ce que m'a prêté l'histoire; le reste est de mon invention.

Pour donner plus de dignité à l'action, j'ai fait Férix gouverneur d'Arménie, et ai pratiqué un sacrifice public, afin de rendre l'occasion plus illustre, et donner un prétexte à Sévère de venir en cette province, sans faire éclater son amour avant qu'il en eût l'aveu de Pauline 1. Ceux qui veulent arrêter nos héros dans une médiocre bonté, où quelques interprètes d'Aristote bornent leur vertu, ne trouveront pas ici leur compte, puisque celle de Polyeucte va jusqu'à la sainteté, et n'a aucun mélange de faiblesse. J'en ai déjà parlé ailleurs; et pour confirmer ce que j'en ai dit par quelques autorités, j'ajouterai ici que Minturnus, dans son Traité du Poële, agite cette question, si la Passion de Jésus-Christ et les martyres des saints doivent être exclus

Aurait faiblement attendri,

Et les vers chrétiens qu'il déclame Seraient tombés dans le décri, N'eût été l'amour de sa femme Pour ce païen son favori,

Qui méritait bien mieux sa flamme

Que son bon dévot de mari.

A l'égard de Pauline, si l'on considère que Voltaire était né à l'époque de la plus grande corruption de nos mœurs, qu'il était entré dans le monde au moment où cette corruption était portée à son comble, et qu'enfin il vit commencer dans sa première Jeunesse cette licencieuse régence où les vices devinrent les mœurs de la nation, on ne sera pas étonné qu'il ait méconnu la beauté de ce caractère de Pauline, qui ne pouvait plus passer que pour une fiction dénuée de vraisemblance. Ce n'est pas que dans son commentaire il ait eu la maladresse d'attaquer ouvertement le personnage de Pauline; mais tantôt il lui suppose de la coquetterie, supposition qui se détruit d'elle-même, pour peu qu'on lise l'ouvrage avec l'attention respectueuse qu'il mérite; tantôt il s'égaye aux dépens de quelques naïvetés, qu'il travestit en bassesses enfin, si l'on pouvait admettre qu'il se trompát de bonne foi, nous n'en serions que plus confirmés dans l'opinion où nous sommes que le siècle où il a vécu ne lui permettait plus de bien juger un pareil chef-d'œuvre. (P.)

1 Ceci répond à toutes les objections de Voltaire. Sévère, ditil, ne devait-il pas expédier de la frontière un exprès à Félix, et lui demander Pauline? Quoi! il a des lettres de faveur pour épouser Pauline, et il ne les a pas montrées en arrivant! Il ne voulait pas, répond Corneille, et Sévère lui-même le dit dans la piece, faire éclater son amour avant qu'il en eut l'aveu de Pauline. Voltaire, ayant le projet de commenter Corneille, devait au moins consulter les différents examens que ce grand homme a mis à la suite de ces pièces, ou les lire avec plus d'attention. (P.)

du théâtre, à cause qu'ils passent cette médiocre bonté, et résout en ma faveur. Le célèbre Heinsius, qui non-seulement a traduit la Poétique de notre philosophe, mais a fait un Traité de la Constitution de la Tragédie selon sa pensée, nous en a donné une sur le martyre des Innocents. L'illustre Grotius a mis sur la scène la Passion même de Jésus-Christ et l'histoire de Joseph; et le savant Buchanan a fait la même chose de celle de Jephté, et de la mort de saint Jean-Baptiste. C'est sur ces exemples que j'ai hasardé ce poëme, où je me suis donné des licences qu'ils n'ont pas prises, de changer l'histoire en quelque chose, et d'y mêler des épisodes d'invention: aussi m'était-il plus permis sur cette matière qu'à eux sur celle qu'ils ont choisie. Nous ne devons qu'une croyance pieuse à la vie des saints, et nous avons le même droit sur ce que nous en tirons pour le porter sur le théâtre, que sur ce que nous empruntons des autres histoires; mais nous devons une foi chrétienne et indispensable à tout ce qui est dans la Bible, qui ne nous laisse aucune liberté d'y rien changer. J'estime toutefois qu'il ne nous est pas défendu d'y ajouter quelque chose, pourvu qu'il ne détruise rien de ces vérités dictées par le Saint-Esprit. Buchanan ni Grotius ne l'ont pas fait dans leurs poëmes, mais aussi ne les ont ils pas rendus assez fournis pour notre théâtre, et ne s'y sont proposé pour exemple que la constitution la plus simple des anciens. Heinsius a plus osé qu'eux dans celui que j'ai nommé : les anges qui bercent l'enfant Jésus, et l'ombre de Marianne avec les furies qui agitent l'esprit d'Hérode, sont des agréments qu'il n'a pas trouvés dans l'Évangile. Je crois même qu'on en peut supprimer quelque chose, quand il y a apparence qu'il ne plairait pas sur le théâtre, pourvu qu'on ne mette rien en la place; car alors ce serait changer l'histoire, ce que le respect que nous devons à l'Écriture ne permet point. Si j'avais à y exposer celle de David et de Bethsabée, je ne décrirais pas comme il en devint amoureux en la voyant se baigner dans une fontaine, de peur que l'image de cette nudité ne fit une impression trop chatouilleuse dans l'esprit de l'auditeur; mais je me contenterais de le peindre avec de l'amour pour elle, sans parler aucunement de quelle manière cet amour se serait emparé de son cœur.

Je reviens à Polyeucte, dont le succès a été très-heureux Le style n'en est pas si fort ni si majestueux que celui de Cinna et de Pompée, mais il a quelque chose de plus touchant, et les tendresses de l'amour humain y font un si agréable mélange avec la fermeté du divin, que sa représentation a satisfait tout ensemble les dévots et les gens du monde. A mon gré, je n'ai point fait de pièce où l'ordre du théâtre soit plus beau et l'enchaînement des scènes mieux ménagé. L'unité d'action, et celle de jour et de lieu, y ont leur justesse; et les scrupules qui peuvent naître touchant ces deux dernières se dissiperont aisément, pour peu qu'on me veuille prêter de cette faveur que l'auditeur nous doit toujours, quand l'occasion s'en offre, en reconnaissance de la peine que nous avons prise à le divertir.

Il est hors de doute que, si nous appliquons ce poëme à nos coutumes, le sacrifice se fait trop tôt après la venue de Sévère; et cette précipitation sortira du vraisemblable par la nécessité d'obéir à la règle. Quand le roi envoie ses

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