CLARICE. Nous dirait-il bien vrai pour la première fois? DORANTE. Pour me venger de vous j'eus assez de malice CLARICE. Pourquoi, si vous m'aimez, feindre un hymen en Pourquoi, si vous l'aimez, m'écrire cette lettre? J'aime de ce courroux les principes cachés. Est-il un plus grand fourbe? et peux-tu l'écouter 1? Quand vous m'aurez ouï, vous n'en pourrez douter. Mais que disiez-vous hier dedans les Tuileries? DORANTE. Clarice fut l'objet de mes galanteries... CLARICE, bas, à Lucrèce. Veux-tu longtemps encore écouter ce moqueur ? Elle avait mes discours, mais vous aviez mon cœur, Vois que fourbe sur fourbe à nos yeux il entasse, Vous seule êtes l'objet dont mon cœur est charmé. Elle devait lui dire : Je suis Clarice, c'est mon nom, et vous avez cru que je m'appelais Lucrèce. (V.) 2 Passe-passe; cette expression populaire ne parait-elle pas ici déplacée? (V.) De pareils dénouments sont toujours froids et vicieus parce qu'ils n'ont point ce qu'on appelle la péripétie : ils n'excilent aucune surprise; il n'y a ni comique ni intérêt. Si mon pe consent à mon mariage, y consentez-vous? Oui. Ce n'est pas la peine de faire cinq actes pour amener quelque chose de si trivial; et, encore une fois, le caractère du Menteur est l'a nique cause du succès. (V.) 2 Faire un mauvais entretien est un barbarisme. (V.) 3 Il est assez singulier de remarquer que Corneille a place er vers et le suivant dans la bouche de Camille et de Curiace, dans sa belle tragédie des Horaces. (V.) EXAMEN DU MENTEUR. SABINE, à Dorante, comme il rentre. Si vous vous mariez, il ne pleuvra plus guères. DORANTE. Je changerai pour toi cette pluie en rivières 1. SABINE. Vous n'aurez pas loisir seulement d'y penser. Comme en sa propre fourbe un menteur s'embarrasse! Plaisanterie bien recherchée. Un défaut de cette pièce est la répétition des façons et des gaités d'une soubrette à qui l'on fait quelques petits présents. (V.) C'est ici une plaisanterie de valet; mais elle paraît déplacée. On attend la morale de la pièce, qui est toute contraire au propos de Cliton *. Goldoni ne manque jamais à ce devoir; tous ses dénoúments sont accompagnés d'une courte leçon de vertu : chez lui, le Menteur est puni, et il doit l'être; il en a fait un malhonnéte homme, odieux et méprisable. Le Menteur, dans le poête espagnol et dans la copie faite par Corneille, n'est qu'un étourdi. Il y a peut-être plus d'intérêt dans l'italien, en ce que tous les mensonges du Bugiardo servent à ruiner les espérances d'un honnéte homme discret, timide et fidèle. (V.) — La comédie du Menteur, qui précéda de vingt ans celles de Molière, fut empruntée des Espagnols, comme le Cid: ainsi nous devons à d'heureuses imitations, embellies par la muse de Corneille, la première tragédie touchante, et la première comédie de caractère que l'on ait vues sur notre théatre; et l'auteur fut, dans l'une et dans l'autre, également supérieur à tous ses contemporains. C'est dans le Menteur qu'on entendit pour la premiere fois sur la scène la conversation des honnêtes gens. On n'avait eu jusque-là que des farces grossières, telles que les Jodelets de Scarron, et de mauvais romans dialogués. L'intrique du Menteur est faible, et ne roule que sur une méprise de nom qui n'amène pas des situations fort comiques. Mais la facilité et l'agrément des mensonges de Dorante, et la scène entre son père et lui, où le poëte a su être éloquent sans sortir du ton de la comédie, font toujours revoir cette pièce avec plaisir. (LA H.) La morale de la pièce est dans la belle scène du père et du fils; elle serait déplacée dans la bouche de Cliton. (P.) Cette pièce est en partie traduite, en partie imitée de l'espagnol. Le sujet m'en semble si spirituel et si bien tourné, que j'ai dit souvent que je voudrais avoir donné les deux plus belles que j'aie faites, et qu'il fût de mon invention. On l'a attribué au fameux Lope de Vega; mais il m'est tombé depuis peu entre les mains un volume de don Juan d'Alarcon, où il prétend que cette comédie est à lui, et se plaint des imprimeurs qui l'ont fait courir sous le nom d'un autre. Si c'est son bien, je n'empêche pas qu'il ne s'en ressaisisse. De quelque main que parte cette comédie, il est constant qu'elle est très-ingénieuse; et je n'ai rien vu dans cette langue qui m'ait satisfait davantage. J'ai tâché de la réduire à notre usage et dans nos règles; mais il m'a fallu forcer mon aversion pour les a parte, dont je n'aurais pu la purger sans lui faire perdre une bonne partie de ses beautés. Je les ai faits les plus courts que j'ai pu, et je me les suis permis rarement, sans laisser deux acteurs ensemble qui s'entretiennent tout bas cependant que d'autres disent ce que ceux-là ne doivent pas écouter. Cette dupli- t cité d'action particulière ne rompt point l'unité de la principale, mais elle gêne un peu l'attention de l'auditeur, qui ne sait à laquelle s'attacher, et qui se trouve obligé de séparer aux deux ce qu'il est accoutumé de donner à une. L'unité de lieu s'y trouve, et tout ce qui s'y passe dans Paris; mais le premier acte est dans les Tuileries, et le reste à la Place Royale. Celle de jour n'y est pas forcée pourvu qu'on lui laisse les vingt-quatre heures entières. Quant à celle d'action, je ne sais s'il n'y a point quelque chose à dire, en ce que Dorante aime Clarice dans toute la pièce, et épouse Lucrèce à la fin, qui par là ne répond pas à la protase. L'auteur espagnol lui donne ainsi le change pour punition de ses menteries, et le réduit à épouser par force cette Lucrèce qu'il n'aime point. Comme il se méprend toujours au nom, et croit que Clarice porte celui-là, il lui présente la main quand on lui a accordé l'autre, et dit hautement, lorsqu'on l'avertit de son erreur, que s'il s'est trompé au nom, il ne se trompe point à la personne. Sur quoi, le père de Lucrèce le menace de le tuer s'il n'épouse sa fille après l'avoir demandée et obtenue; et le sien propre lui fait la même menace. Pour moi, j'ai trouvé cette manière de finir un peu dure, et cru qu'un mariage moins violenté serait plus au goût de notre auditoire. C'est ce qui m'a obligé à lui donner une pente vers la personne de Lucrèce au cinquième acte, afin qu'après qu'il a reconnu sa méprise aux noms, il fasse de nécessité vertu de meilleure grâce, et que la comédie se termine avec pleine tranquillité de tous côtés. FIN DU MENTEUR. Je vous avais bien dit que le Menteur ne serait pas le dernier emprunt ou larcin que je ferais chez les Espagnols: en voici une suite qui est encore tirée du même original, et dont Lope a traité le sujet sous le titre de Amar sine saber a quien. Elle n'a pas été si heureuse au théâtre que l'autre, quoique plus remplie de beaux sentiments et de beaux vers. Ce n'est pas que j'en veuille accuser ni le défaut des acteurs, ni le mauvais jugement du peuple; la faute en est toute à moi, qui devais mieux prendre mes mesures, et choisir des sujets plus répondants au goût de mon auditoire. Si j'étais de ceux qui tiennent que la poésie a pour but de profiter aussi bien que de plaire, je tâcherais de vous persuader que celle-ci est beaucoup meilleure que l'autre, à cause que Dorante y paraît beaucoup plus honnête homme, et donne des exemples de vertu a suivre; au lieu qu'en l'autre il ne donne que des imperfections à éviter; mais pour moi, qui tiens avec Aristote et Horace que notre art n'a pour but que le divertissement, j'avoue qu'il est ici bien moins à estimer qu'en la première comédie, puisque, avec ses mauvaises habitudes, il a perdu presque toutes ses gråces, et qu'il semble avoir quitté la meilleure part de ses agréments lorsqu'il a voulu se corriger de ses défauts. Vous me direz que je suis bien injurieux au métier qui me fait connaître, d'en ravaler le but si bas que de le réduire à plaire au peuple, et que je suis bien hardi tout ensemble de prendre pour garants de mon opinion les deux maîtres dont ceux du parti contraire se fortifient. A cela, je vous dirai que ceux-là même qui mettent si haut le but de l'art sont injurieux à l'artisan, dont ils ravalent d'autant plus le mérite, qu'ils pensent relever la dignité de sa profession, parce que, s'il est obligé de prendre soin de l'utile, il évite seulement une faute quand il s'en acquitte, et n'est digne d'aucune louange. C'est mon Horace qui me l'apprend : Vitavi denique culpam, Non laudem merui. En effet, monsieur, vous ne loueriez pas beaucoup un homme pour avoir réduit un poëme dramatique dans l'unité de jour et de lieu, parce que les lois du théâtre le lui prescrivent, et que sans cela son ouvrage ne serait qu'un monstre. Pour moi, j'estime extrêmement ceux qui mêlent l'utile au délectable, et d'autant plus qu'ils n'y sont pas obligés par les règles de la poésie : je suis bien aise de dire avec notre docteur : Omne tulit punctum qui miscuit utile dulci. Mais je dénie qu'ils faillent contre ces règles, lorsqu'ils ne l'y mêlent pas, et les blâme seulement de ne s'être pas proposé un objet assez digne d'eux, ou, si vous me permettez de parler un peu chrétiennement, de n'avoir pas en asser de charité pour prendre l'occasion de donner en passant quelque instruction à ceux qui les écoutent ou qui les li sent; pourvu qu'ils aient trouvé le moyen de plaire, ils sont quittes envers leur art; et s'ils pèchent, ce n'est pas contre lui, c'est contre les bonnes mœurs et contre leur auditoire. Pour vous faire voir le sentiment d'Horace là-dessus, je n'ai qu'à répéter ce que j'en ai déjà pris; puisqu'il ne tient pas qu'on soit digne de louange quand on n'a fait que s'acquitter de ce qu'on doit, et qu'il en donne tant à celui qui joint l'utile à l'agréable, il est aisé de conclure qu'il tient que celui-là fait plus qu'il n'était obligé de faire. Quant à Aristote, je ne crois pas que ceux du parti contraire aient d'assez bons yeux pour trouver le mot d'utilité dans tout son Art poétique : quand il recherche la cause öz la poésie, il ne l'attribue qu'au plaisir que les hommes reçoivent de l'imitation; et, comparant l'une à l'autre les parties de la tragédie, il préfère la fable aux mœurs, seu lement pour ce qu'elle contient tout ce qu'il y a d'agréabe dans le poëme ; et c'est pour cela qu'il l'appelle l'âme de la tragédie. Cependant, quand on y mêle quelque utilité, ce doit être principalement dans cette partie qui regarde les mœurs, et que ce grand homme toutefois ne tient point du tout nécessaire, puisqu'il permet de la retrancher entièrement, et demeure d'accord qu'on peut faire une tragedie sans mœurs. Or, pour ne vous pas donner mauvaise impression de la comédie du Menteur, qui a donné lieu à cette suite, que vous pourriez juger être simplement fate pour plaire, et n'avoir pas ce noble mélange de l'utilite . d'autant qu'elle semble violer une autre maxime, qu'on veut tenir pour indubitable, touchant la récompense des bonnes actions et la punition des mauvaises, il ne sera peut-être pas hors de propos que je vous dise là-dessus de que je pense. Il est certain que les actions de Dorante de sont pas bonnes moralement, n'étant que fourbes et menteries; et néanmoins il obtient enfin ce qu'il souhaite, puisque la vraie Lucrèce est en cette pièce sa dernière in- | clination. Ainsi, si cette maxime est une véritable règle du théâtre, j'ai failli; et si c'est en ce point seul que consiste l'utilité de la poésie, je n'y en ai point mêlé. Pour le premier, je n'ai qu'à vous dire que cette règle imaginaire est entièrement contre la pratique des anciens; et, sans aller chercher des exemples parmi les Grecs, Sénèque, qui en a tiré presque tous ses sujets, nous en fournira assez : Médée brave Jason après avoir brûlé le palais royal, fait périr le roi et sa fille et tue ses enfants; dans la Troade, Ulysse précipite Astyanax, et Pyrrhus immole Polyxène, tous deux impunément; dans Agamemnon, il est assassiné par sa femme et par son adultère, qui s'empare de son trône sans qu'on voie tomber de foudre sur leurs têtes; Atrée même, dans le Thyeste, triomphe de son misérable frère, après lui avoir fait manger ses enfants. Et, dans les comédies de Plaute et de Térence, que voyons-nous autre chose · que de jeunes fous qui, après avoir, par quelque tromperie, tiré de l'argent de leurs pères, pour dépenser à la suite de leurs amours déréglées, sont enfin richement mariés; et des esclaves qui, après avoir conduit toute l'intrique', et servi de ministres à leurs débauches, obtiennent leur liberté pour récompense? Ce sont des exemples qui ne seraient non plus propres à imiter que les mauvaises finesses de notre Menteur. Vous me demanderez en quoi donc consiste cette utilité de la poésie, qui en doit être un des grands ornements, et qui relève si haut le mérite du poëte quand il en enrichit son ouvrage. J'en trouve deux à mon sens : l'une empruntée de la morale, l'autre qui lui est particulière celle-là se rencontre aux sentences et réflexions que l'on peut adroitement semer presque partout; celle-ci en la naïve peinture des vices et des vertus. Pourvu qu'on les sache mettre en leur jour, et les faire connaître par leurs véritables caractères, celles-ci se feront aimer, quoique malheureuses, et ceux-là se feront détester, quoique triomphants. Et comme le portrait d'une laide femme ne laisse pas d'être beau, et qu'il n'est pas besoin d'avertir que l'original n'en est pas aimable pour empêcher qu'on l'aime, il en est de même dans notre peinture parlante : quand le crime est bien peint de ses couleurs, quand les imperfections sont bien figurées, il n'est pas besoin d'en faire voir un mauvais succès à la fin pour avertir qu'il ne les faut pas imiter; et je m'assure que, toutes les fois que le Menteur a été représenté, bien qu'on l'ait vu sortir du théâtre pour aller épouser l'objet de ses derniers désirs, il n'y a eu personne qui se soit proposé son exemple pour acquérir une maîtresse, et qui n'ait pris toutes ses fourbes, quoique heureuses, pour des friponneries d'écolier, dont il faut qu'on se corrige avec soin, si l'on veut passer pour honnète homme. Je vous dirais qu'il y a encore une autre utilité propre à la tragédie, qui est la purgation des passions; mais ce n'est pas ici le lieu d'en parler, puisque ce n'est qu'une comédie que je vous présente. Vous y pourrez rencontrer en quelques endroits ces deux sortes d'utilités dont je vous viens d'entretenir. Je voudrais que le peuple y eût trouvé autant d'agréable, afin que je vous pusse présenter On écrivait alors indifféremment intrigue et intrique, et ce mot était des deux genres. Tu prends trop de souci; Et bien qu'après deux ans ton devoir s'en avise, Ta rencontre me plaît, j'en aime la surprise; 1 Dès les premiers vers, un grand intérêt commence : Dorante est en prison, après avoir disparu le jour de ses noces ; il est vrai qu'il n'a eu aucune raison de s'enfuir quand il allait se marier, que c'est un caprice impardonnable, que ce caprice même le rend un peu méprisable; mais il est en prison; sa maitresse a épousé son père, ce père est mort: tout cela excite beaucoup de curiosité. C'est une chose à laquelle il ne faut jamais manquer dans les expositions : toute première scène qui ne donne pas envie de voir les autres ne vaut rien. (V.) Ce devoir, quoique tard, enfin s'est éveillé. CLITON. Et qui savait, monsieur, où vous étiez allé? Rien ne semblait plus sûr qu'un si proche hyménée; Comme il ne fut jamais d'éclipse plus obscure, Pour moi, j'écoutais tout, et mis dans mon caprice 3 DORANTE. Je l'aimais, je te jure; et, pour la posséder, Quand quelqu'un s'est dérobé et s'en est fui secrètement, on dit qu'il a fait gille, parce que saint Gilles, prince du Languedoc, s'enfuit secrètement, de peur d'être fait roi. (BELLINGEN, Étymologie des Proverbes français, édition de 1656.) 2 Il faut plaindre un siècle où l'on présentait sur le théâtre de ces idées qui font rougir. De plus, privilégié doit être de cinq syllabes, et Corneille le fait de quatre. (V.) 3 Je mis dans mon caprice ne peut signifier je mis dans ma tête, dans ma fantaisie, dans mon imagination, dans mon esprit: on n'a pas le caprice comme on a une faculté de l'ame; on peut bien avoir un caprice dans son idée, mais on n'a point une idée dans son caprice. (V.) 4 Ancienne façon de parler qui signifie le temps, parce que les anciens figuraient le temps sous l'emblème d'un vieillard boiteux qui avait des ailes, pour faire voir que le mal arrive trop vite, et le bien trop lentement. Nous ne remarquerons pas dans cette pièce toutes les fautes de langage: elles sont en trèsgrand nombre; mais c'est assez d'avertir qu'en général il ne faut pas imiter le style de cet ouvrage, trop négligé. Il me semble que la meilleure manière de s'instruire est d'observer soigneusement les fautes des bons écrits, parce qu'elles pourraient ètre d'un exemple dangereux, et de remarquer les beautés des pièces moins heureuses, parce que d'ordinaire ces beautés sont perdues. (V.) Et que, quelques appas qui pussent me ravir, Mais, dis-moi, que fit-elle? et que dit lors son père? Le mien, ou je me trompe, était fort en colère? CLITON. D'abord de part et d'autre on vous attend sans bruit; Et rongeant dans son cœur son déplaisir secret, Et comme en un naufrage on se prend où l'on peut, DORANTE. J'ai su sa mort à Rome, où j'en ai pris le deuil. CLITON. Elle a laissé chez vous un diable de ménage : |