SCENE III. DORANTE, MELISSE, LYSE, CLITON. MÉLISSE. Au bruit de vos soupirs, tremblante et såns couleur, DORANTE. De mon mauvais destin, qui seul me persécute. MÉLISSE. A ses injustes lois que faut-il que j'impute? DORANTE. Le coup le plus mortel dont il m'eût pu frapper. MÉLISSE. Est-ce un mal que mes yeux ne puissent dissiper? DORANTE. Votre amour le fait naître, et vos yeux le redoublent. MÉLISSE. Si je ne puis calmer les soucis qui vous troublent, Mon amour avec vous saura les partager. DORANTE. Ah! vous les aigrissez, les voulant soulager! Vous me quittez! ô ciel! mais, Lyse, soutenez; DORANTE. Ne croissez point ma plaie, elle est assez ouverte; Donc à m'abandonner votre âme est résolue? Je cède à la rigueur d'une force absolue. Votre manque d'amour vous y DORANTE. fait consentir. Traitez-moi de volage, et me laissez partir; Qu'il faut plaindre Dorante au lieu de l'accuser; Je ne vous redis point combien il m'était doux Et ma bonne fortune, à moi-même contraire, C'est à Philiste donc que vous m'abandonnez? Il fallait découvrir... mais, simple! je m'abuse; DORANTE. Quelle excuse, madame! et quel remercîment! C'était me repentir de l'avoir conservé, Qu'au péril de mon sang garda mon innocence, MÉLISSE. Hélas! tout ce discours ne sert qu'à me confondre. A peine en sortez-vous que vous changez de style; DORANTE. Puisse à vos yeux Si vous devez le cœur à qui vous sauve un frère, 1 Cette scène pouvait faire un très-grand effet, et ne le fait point. Les plus beaux sentiments n'attendrissent jamais quand is ne sont pas amenés, préparés par une situation pressante, sar quelque coup de théâtre, par quelque chose de vif et d'aimé. (V.) Vous soupirez, et voulez disparaître! Philiste, il est tout vrai... Mais retenez Dorante, J'aime, et je suis aimée, et mon frère y consent; Il l'a fait, et s'en va pour vous quitter la place: D'où viennent ses soupirs, et d'où naissent mes lar Un ami tel que vous n'en mérite point d'autre. Vous prenez pour mépris son trop de déférence, Remettez-lui, monsieur, toute sa liberté; Je ne demande plus quel secret a pu faire On nomme une prison le noeud de l'hymenée; L'amour même a des fers dont l'âme est enchaînée; Vous les rompiez pour moi, je n'y puis consentir. Rentrez dans la prison dont vous vouliez sortir. DORANTE. Ami, c'est là le but qu'avait votre colère? PHILISTE. Ami, je fais bien moins que vous ne vouliez faire. Comme à lui je vous dois et la vie et l'honneur. Vous m'avez fait trembler pour croître mon bonheur. J'ai voulu voir vos pleurs pour mieux voir votre flam Votre secret, monsieur, est sûr entre mes mains; 1 Cette scène est encore manquée : l'auteur n'a point fait de Philiste l'usage qu'il en pouvait faire. Un rival ne doit jamais être un personnage épisodique et inutile. Philiste est froid: c'est, comme on l'a dit si souvent, le plus grand des defauts Ce refrain, Rentrez dans la prison dont vous voulez görür est encore plus froid que le caractère de Philiste; et cette pe finesse anéantit tout le mérite que pouvait avoir Philiste en sacrifiant pour son ami. Je ne sais si je me trompe; mais, él donnant de l'âme à ce caractère, en mettant en œuvre la ja sie, en retranchant quelques mauvaises plaisanteries de Chon, on ferait de cette pièce un chef-d'œuvre. (V.) EXAMEN DE LA SUITE DU MENTEUR. L'effet de cette pièce n'a pas été si avantageux que celui de la précédente, bien qu'elle soit mieux écrite. L'original espagnol est de Lope de Vègue sans contredit, et a ce défaut que ce n'est que le valet qui fait rire, au lieu qu'en l'autre les principaux agréments sont dans la bouche du maître. L'on a pu voir par les divers succès quelle différence il y a entre les railleries spirituelles d'un honnête homme de bonne humeur, et les bouffonneries froides d'un plaisant à gages. L'obscurité que fait en celle-ci le rapport à l'autre a pu contribuer quelque chose à sa disgrace, y ayant beaucoup de choses qu'on ne peut entendre, si l'on n'a l'idée présente du Menteur. Elle a encore quelques défauts particuliers. Au second acte, Cléandre raconte à sa sœur la générosité de Dorante qu'on a vue au premier, contre la maxime qu'il ne faut jamais faire raconter ce que le spectateur a déjà vu. Le cinquième est trop sérieux pour une pièce si enjouée, et n'a rien de plaisant que la première scène entre un valet et une servante. Cela plaît si fort en Espagne, qu'ils font souvent parler bas La Suite du Menteur ne réussit point. Serait-il permis de lire qu'avec quelques changements elle ferait au théâtre plus l'effet que le Menteur même ? L'intrigue de cette seconde pièce spanole est beaucoup plus intéressante que la première. Dès ae intrigue attache, le succès ne dépend plus que de quelques mbellissements, de quelques convenances, que peut-être Coreille négligea trop dans les derniers actes de cette pièce. (V.) les amants de condition, pour donner lieu à ces sortes de gens de s'entredire des badinages; mais en France, ce n'est pas le goût de l'auditoire. Leur entretien est plus supportable au premier acte, cependant que Dorante écrit : car il ne faut jamais laisser le théâtre sans qu'on y agisse, et l'on n'y agit qu'en parlant. Ainsi Dorante qui écrit ne le remplit pas assez; et toutes les fois que cela arrive, il faut fournir l'action par d'autres gens qui parlent. Le second débute par une adresse digne d'être remarquée, et dont on peut former cette règle, que, quand on a quelque occasion de louer une lettre, un billet ou quelque autre pièce éloquente ou spirituelle, il ne faut jamais la faire voir, parce qu'alors c'est une propre louange que le poëte se donne à soi-même; et souvent le mérite de la chose répond si mal aux éloges qu'on en fait, que j'ai vu des stances présentées à une maîtresse, qu'elle vantait d'une haute excellence, bien qu'elles fussent très-médiocres; et cela devenait ridicule. Mélisse loue ici la lettre que Dorante lui a écrite; et comme elle ne la lit point, l'auditeur a lieu de croire qu'elle est aussi bien faite qu'elle le dit. Bien que d'abord cette pièce n'eût pas grande approbation, quatre ou cinq ans après la troupe du Marais la remit sur le théâtre avec un succès plus heureux; mais aucune des troupes qui courent les provinces ne s'en est chargée. Le contraire est arrivé de Théodore 1, que les troupes de Paris n'y ont point rétablie depuis sa disgrâce, mais que celles des provinces y ont fait assez passablement réussir. 1 Il ne faut jamais juger d'une pièce par les succès des premières années, ni à Paris ni en province; le temps seul met le prix aux ouvrages, et l'opinion réfléchie des bons juges est à la longue l'arbitre du goût du public. (V.) FIN DE LA SUITE DU MENTEUR. A MONSIEUR L. P. C. B. MONSIEUR, Je n'abuserai point de votre absence de la cour pour vous imposer touchant cette tragédie sa représentation n'a pas eu grand éclat; et, quoique beaucoup en attri buent la cause à diverses conjonctures qui pourraient me justifier aucunement, pour moi je ne m'en veux prendre qu'à ses défauts, et la tiens mal faite, puisqu'elle a été mal suivie. J'aurais tort de m'opposer au jugement du public: il m'a été trop avantageux en mes autres ouvrages pour le désavouer en celui-ci; et, si je l'accusais d'erreur ou d'in- justice pour Théodore, mon exemple donnerait lieu à tout le monde de soupçonner des mêmes choses tous les arrêts qu'il a prononcés en ma faveur. Ce n'est pas toutefois sans quelque sorte de satisfaction que je vois que la meilleure partie de mes juges impute ce mauvais succès à l'idée de la prostitution que l'on n'a pu souffrir, quoiqu'on sût bien qu'elle n'aurait pas d'effet, et que pour en exténuer l'hor- pu fournir de lumières; et certes, il y a de quoi congratuler à la pureté de notre théâtre, de voir qu'une histoire qui fait le plus bel ornement du second livre des Vierges de saint Ambroise, se trouve trop licencieuse pour y être sup- portée. Qu'eût-on dit, si, comme ce grand docteur de l'Église, j'eusse fait voir Théodore dans le lieu infâme, si j'eusse décrit les diverses agitations de son âme durant qu'elle y fut, si j'eusse figuré les troubles qu'elle y ressentit au premier moment qu'elle y vit entrer Didyme? C'est là- dessus que ce grand saint fait triompher son éloquence, et c'est pour ce spectacle qu'il invite particulièrement les vierges à ouvrir les yeux. Je l'ai dérobé à la vue, et, autant que j'ai pu, à l'imagination de mes auditeurs; et après y Il ne parait pas qu'il ait mis de voile sur ce sujet révoltant, puisqu'il emploie dans la pièce les mots de prostitution, d'im- pudicité, de fille abandonnée aux soldats. (V.) 2 Congratuler à ne se dit plus. Cette phrase est latine, tibi gratulor mais aujourd'hui congratuler régit l'accusatif, 3 Les honnêtes gens assemblés sont toujours chastes. On souf- cessité de mon sujet m'a forcé d'en faire connaître. Après opiniâtres ennemis, n'ont pas grande raison de s'appuyer de son autorité : c'est avec justice qu'il condamne celles de son temps, qui ne méritaient que trop le nom qu'il leur donne de spectacles de turpitude; mais c'est avec injustice qu'on veut étendre cette condamnation jusqu'à celles du nôtre, qui ne contiennent, pour l'ordinaire, que des exemples d'innocence, de vertu et de piété. J'aurais mau- vaise grâce de vous en entretenir plus au long; vous êtes déjà trop persuadé de ces vérités, et ce n'est pas mon des- sein d'entreprendre ici de désabuser ceux qui ne veulent pas l'être : il est juste qu'on les abandonne à leur aveugle ment volontaire, et que, pour peine de la trop facile croyance qu'ils donnent à des invectives mal fondées, ils de meurent privés du plus agréable et du plus utile des diver- frait, du temps de Hardy, qu'on parlat de viol sur le théatre de la manière la plus grossière; mais c'est qu'alors il n'y ava que des hommes grossiers qui fréquentassent les spectacles cette pièce de Corneille eùt du succès en 1645; elle en aurateu vingt ans auparavant. Il choisit ce sujet, parce qu'il connaissad plus son cabinet que le monde, et qu'il avait plus de génie qu de phrase, la même manière d'intriguer; mais, n'étant pas se tenu par le sujet, comme dans les pièces précédentes, il ne pouvait ni s'élever ni intéresser. Puisqu'il faut des notes sur on doit au public la vérité dans toute son étendue. (V.) 1 On sait assez que saint Augustin ignorait le gree: s'il aval connu cette belle langue, il n'aurait pas déclamé contre Se- phocle; ou s'il eût déclamé contre ce grand homme, il eût eff 2 On ne peut rien dire de plus fort en faveur de l'art des Se phocle, dont Aristote a donné les règles; et il est bien bonte pour notre nation, devenue si critique après avoir éte si bar bare, que Corneille ait été obligé de faire l'apologie d'un 11 |