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Madame, est-ce la vôtre, ou celle de ma mère1?
Vous vouliez toutes deux un coup trop inhumain;
Nous vous avons tous deux refusé notre main :

Qui de vous s'est vengée? est-ce l'une, est-ce l'autre,
Qui fait agir la sienne au refus de la nôtre?
Est-ce vous qu'en coupable il me faut regarder?
Est-ce vous désormais dont je me dois garder 2?
CLÉOPATRE.

Quoi! vous me soupçonnez?

I Il n'y a point de situation plus forte, il n'y en a point où l'on ait porté plus loin la terreur, et cette incertitude effrayante qui serre l'âme dans l'attente d'un événement qui ne peut être que tragique. Ces mots terribles :

Une main qui nous fut bien chère...

Madame, est-ce la vôtre, ou celle de ma mère?

Ces mots font frémir; et ce qui mérite encore plus d'éloges, c'est que la situation est aussi bien dénouée qu'elle est fortement conçue. Cléopâtre, avalant elle-même le poison préparé pour son fils et pour Rodogune, et se flattant encore de vivre assez pour les voir périr avec elle, forme un dénouement admirable.

Il faut bien qu'il le soit, puisqu'il a fait pardonner les étranges invraisemblances sur lesquelles il est fondé, et qui ne peuvent pas avoir d'autre excuse. Ceux qui ont cru, bien mal à propos, que la gloire de Corneille était intéressée à ce qu'on justifiat ses fautes, ont fait de vains efforts pour pallier celles du plan de Rodogune. Pour en venir à bout, il faudrait pouvoir dire : Il est dans l'ordre des choses vraisemblables que, d'un côté, une Inère propose à ses deux fils, à deux princes reconnus sensibles et vertueux, d'assassiner leur maîtresse, et que, d'un autre côté, dans le même jour, cette même maîtresse, qui n'est point representée comme une femme atroce, propose à deux jeunes princes dont elle connait la vertu d'assassiner leur mère. Comme il est impossible d'accorder cette assertion avec le bon sens, il vaut beaucoup mieux abandonner une apologie insoutenable, et laisser à Corneille le soin de se défendre lui-même. Il s'y prend mieux que ses défenseurs : il a fait le cinquième acte. Souvenons-nous donc une bonne fois, et pour toujours, que sa gloire n'est pas de n'avoir point commis de fautes, mais d'avoir su les racheter : elle doit suffire à ce créateur de la scène française. (LA H.)

2 Cette situation est sans doute des plus théâtrales, elle ne permet pas aux spectateurs de respirer. Quelques personnes plus difficiles peuvent trouver mauvais qu'Antiochus soupçonne Rodogune qu'il adore, et qui n'avait assurément aucun intérêt à tuer Séleucus: d'ailleurs quand l'aurait-elle assassiné? on faisait les préparatifs de la cérémonie; Rodogune devait être accompagnée d'une nombreuse cour; l'ambassadeur Oronte ne l'a pas sans doute quittée; son amant était auprès d'elle: une princesse qu'on va marier se dérobe-t-elle à tout ce qui l'entoure, sort-elle seule du palais, pour aller au bout d'une allée sombre assassiner son beau-frère, auquel elle ne pense seulement pas? Il est très-beau qu'Antiochus puisse balancer entre sa maîtresse et sa mère; mais malheureusement on ne pouvait guère amener cette belle situation qu'aux dépens de la vraisemblance. Le succès prodigieux de cette scène est une grande réponse à tous ces critiques qui disent à un auteur: Ceci n'est pas assez fondé, cela n'est pas assez préparé. L'auteur répond : J'ai touché, j'ai enlevé le public; l'auteur a raison, tant que le public applaudit. Il est pourtant infiniment mieux de s'astreindre à la plus exacte vraisemblance; par là on plait toujours, non-seulement au public assemblé, qui sent plus qu'il ne raisonne, mais aux critiques éclairés qui jugent dans le cabinet : c'est même le seul moyen de conserver une réputation pure dans la postérité. (V.)

RODOGUNE.

Quoi! Je vous suis suspecte?

ANTIOCHUS.

Je suis amant et fils, je vous aime et respecte;
Mais quoi que sur mon cœur puissent des noms si
A ces marques enfin je ne connais que vous. [doux,
As-tu bien entendu? dis-tu vrai, Timagène?
TIMAGÈNE.

Avant qu'en soupçonner la princesse ou la reine,
Je mourrais mille fois; mais enfin mon récit
Contient, sans rien de plus, ce que le prince a dit.

ANTIOCHUS.

D'un et d'autre côté l'action est si noire,
Que n'en pouvant douter, je n'ose encor la croire.
O quiconque des deux avez versé son sang,
Ne vous préparez plus à me percer le flane.
Nous avons mal servi vos haines mutuelles,
Aux jours l'une de l'autre également cruelles1;
Mais si j'ai refusé ce détestable emploi,
Je veux bien vous servir toutes deux contre moi :
Qui que vous soyez donc, recevez une vie
Que déjà vos fureurs m'ont à demi ravie.

RODOGUNE.

Ah! seigneur, arrêtez.

TIMAGÈNE.

Seigneur, que faites-vous?

ANTIOCHUS.

Je sers ou l'une ou l'autre, et je préviens ses coups. CLÉOPATRE.

Vivez, régnez heureux.

ANTIOCHUS.

Otez-moi donc de doute, Et montrez-moi la main qu'il faut que je redoute, Qui pour m'assassiner ose me secourir, Et me sauve de moi pour me faire périr. Puis-je vivre et traîner cette gêne éternelle, Confondre l'innocente avec la criminelle, Vivre, et ne pouvoir plus vous voir sans m'alarmer? Vous craindre toutes deux, toutes deux vous aimer? Vivre avec ce tourment, c'est mourir à toute beure. Tirez-moi de ce trouble, ou souffrez que je meure, Et que mon déplaisir, par un coup généreux 3, Épargne un parricide à l'une de vous deux. CLÉOPATRE.

Puisque le même jour que ma main vous couronne Je perds un de mes fils, et l'autre me soupçonne; Qu'au milieu de mes pleurs, qu'il devrait essuyer,

1 Des haines cruelles aux jours l'une de l'autre; cela n'es pas français. (V.)

2 On ne traine point une gêne; mais le discours d'Antiochus est si beau, que cette légère faute n'est pas sensible. (V.) 3 Il faudrait désespoir plutôt que déplaisi» (V

Son peu d'amour me force à me justifier;
Si vous n'en pouvez mieux consoler une mère
Qu'en la traitant d'égal1 avec une étrangère,
Je vous dirai, seigneur (car ce n'est plus à moi
A nommer autrement et mon juge et mon roi),
Que vous voyez l'effet de cette vieille haine
Qu'en dépit de la paix me garde l'inhumaine,
Qu'en son cœur du passé soutient le souvenir,
Et que j'avais raison de vouloir prévenir.

Elle a soif de mon sang, elle a voulu l'épandre 2 :
J'ai prévu d'assez loin ce que j'en viens d'apprendre;
Mais je vous ai laissé désarmer mon courroux.

(à Rodogune.)

Sur la foi de ses pleurs je n'ai rien craint de vous 3,
Madame; mais ô dieux! quelle rage est la vôtre !
Quand je vous donne un fils, vous assassinez l'autre,
Et m'enviez soudain l'unique et faible appui
Qu'une mère opprimée eût pu trouver en lui!
Quand vous m'accablerez, où sera mon refuge?
Si je m'en plains au roi, vous possédez mon juge;
Et s'il m'ose écouter, peut-être, hélas ! en vain
Il voudra se garder de cette même main.
Enfin je suis leur mère, et vous leur ennemie ;
J'ai recherché leur gloire, et vous leur infamie;
Et si je n'eusse aimé ces fils que vous m'ôtez,
Votre abord en ces lieux les eût déshérités.
C'est à lui maintenant, en cette concurrence,
A régler ses soupçons sur cette différence,
A voir de qui des deux il doit se défier,
Si vous n'avez un charme à vous justifier 4.
RODOGUNE, à Cléopátre.

Je me défendrai mal : l'innocence étonnée
Ne peut s'imaginer qu'elle soit soupçonnée;
Et n'ayant rien prévu d'un attentat si grand,
Qui l'en veut accuser sans peine la surprend 5.

1 Traiter d'égal était alors une phrase faite pour les deux genres. On écrirait aujourd'hui : traiter d'égale.

Épandre était un terme heureux qu'on employait, au besoin, au lieu de répandre; ce mot a vieilli. (V.) — A quelle époque un mot peut-il être censé assez vieilli pour qu'il ne soit plus d'usage? Nous trouvons le mot épandre dans Boileau et dans d'autres bons auteurs du siècle de Louis XIV, qui semblent même l'avoir préféré à répandre. Nous le trouvons dans la Henriade:

De noirs torrents de soufre épandus dans les airs.

Permettons donc aux poètes de le rajeunir en l'employant. (P.) 3 Ce plaidoyer de Cléopatre n'est pas sans adresse; mais ce vain artifice doit être senti par Antiochus, qui ne peut en aucune façon soupçonner Rodogune. (V.)

4 Cela n'est pas français, et ce dernier vers ne finit pas heureusement une si belle tirade. (V.)

5 On n'a rien à dire sur ces deux plaidoyers de Cléopâtre et de Rodogune. Ces deux princesses parlent toutes deux comme elles doivent parler. La réponse de Rodogune est beaucoup plus forte que le discours de Cléopâtre, et elle doit l'être : il n'y a rien à y répliquer, elle porte la conviction; et Antiochus devrait en être tellement frappé, qu'il ne devrait peut-être pas

Je ne m'étonne point de voir que votre haine Pour me faire coupable a quitté Timagène. Au moindre jour ouvert de tout jeter sur moi, Son récit s'est trouvé digne de votre foi. Vons l'accusiez pourtant, quand votre âme alarmée Craignait qu'en expirant ce fils vous eût nommée : Mais de ses derniers mots voyant le sens douteux, Vous avez pris soudain le crime entre nous deux. Certes, si vous voulez passer pour véritable Que l'une de nous deux de sa mort soit coupable, Je veux bien par respect ne vous imputer rien ; Mais votre bras au crime est plus fait que le mien; Et qui sur un époux fit son apprentissage A bien pu sur un fils achever son ouvrage. Je ne dénîrai point, puisque vous le savez, De justes sentiments dans mon âme élevés : Vous demandiez mon sang; j'ai demandé le vôtre : Le roi sait quels motifs ont poussé l'une et l'autre; Comme par sa prudence il a tout adouci,

Il vous connaît peut-être, et me connaît aussi.

(à Antiochus.)

Seigneur, c'est un moyen de vous être bien chère
Que pour don nuptial vous immoler un frère :
On fait plus; on m'impute un coup si plein d'horreur,
Pour me faire un passage à vous percer le cœur.

(à Cléopâtre.)

Où fuirais-je de vous après tant de furie,

Madame? et que ferait toute votre Syrie,

Où seule et sans appui contre vos attentats,

Je verrais...? Mais, seigneur, vous ne m'écoutez pas!

ANTIOCHUS.

Non, je n'écoute rien; et dans la mort d'un frère
Je ne veux point juger entre vous et ma mère :
Assassinez un fils, massacrez un époux,
Je ne veux me garder ni d'elle ni de vous.

Suivons aveuglément ma triste destinée;
Pour m'exposer à tout achevons l'hyménée.
Cher frère, c'est pour moi le chemin du trépas;
La main qui t'a percé ne m'épargnera pas;

Je cherche à te rejoindre, et non à m'en défendre,
Et lui veux bien donner tout lieu de me surprendre :
Heureux si sa fureur qui me prive de toi

Se fait bientôt connaître en achevant sur moi 1,
Et si du ciel, trop lent à la réduire en poudre
Son crime redoublé peut arracher la foudre!
Donnez-moi....

dire: Non, je n'écoute rien; car, comment ne pas écouter de si bonnes raisons? Mais j'ose dire que le parti que prend Antiochus est infiniment plus theatral que s'il était simplement raisonnable. (V.)

En achevant sur moi dépare un peu ce morceau, qui est très-beau; achevant demande absolument un régime. Tout lieu de me surprendre est trop faible; réduire en poudre, trop commun. (V.)

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De toutes deux, madame, il doit tout refuser.
Je n'accuse personne, et vous tiens innocente;
Mais il en faut sur l'heure une preuve évidente :
Je veux bien à mon tour subir les mêmes lois.
On ne peut craindre trop pour le salut des rois.
Donnez donc cette preuve; et, pour toute réplique,
Faites faire un essai par quelque domestique'.
CLÉOPATRE, prenant la coupe.

Je le ferai moi-même. Eh bien! redoutez-vous
Quelque sinistre effet encor de mon courroux?
J'ai souffert cet outrage avecque patience.
ANTIOCHUS, prenant la coupe des mains de Cléo-
pâtre, après qu'elle a bu.

Pardonnez-lui, madame, un peu de défiance :
Comme vous l'accusez, elle fait son effort
A rejeter sur vous l'horreur de cette mort;
Et soit amour pour moi, soit adresse pour elle2,
Ce soin la fait paraître un peu moins criminelle.
Pour moi, qui ne vois rien, dans le trouble où je suis,
Qu'un gouffre de malheurs, qu'un abîme d'ennuis,
Attendant qu'en plein jour ces vérités paraissent,
J'en laisse la vengeance aux dieux qui les connaissent,
Et vais sans plus tarder...

RODOGUNE.

Seigneur, voyez ses yeux Déjà tout égarés, troubles et furieux, Cette affreuse sueur qui court sur son visage, Cette gorge qui s'enfle. Ah! bons dieux! quelle rage! Pour vous perdre après elle, elle a voulu périr. ANTIOCHUS, rendant la coupe à Laonice ou à quelque autre.

N'importe, elle est ma mère, il faut la secourir.

1 Apparemment que les princesses syriennes faisaient peu de cas de leurs domestiques; mais c'est une réflexion que personne ne peut faire dans l'agitation où l'on est, et dans l'attente du dénoûment. L'action qui termine cette scène fait frémir, c'est le tragique porté au comble: on est seulement étonné que, dans les compliments d'Antiochus et de l'ambassadeur, qui terminent la pièce, Antiochus ne dise pas un mot de son frère, qu'il aimait si tendrement. Le rôle terrible de Cléopatre et le cinquième acte feront toujours réussir cette pièce. (V.)

2 Soit adresse pour elle n'est pas français; on ne peut pas dire: j'ai de l'adresse pour moi; il fallait peut-être dire: soit intérêt pour elle. (V.)

CLÉOPATRE.

Va, tu me veux en vain rappeler à la vie;
Ma haine est trop fidèle, et m'a trop bien servie:
Elle a paru trop tôt pour te perdre avec moi;
C'est le seul déplaisir qu'en mourant je reçoi;
Mais j'ai cette douceur dedans cette disgrâce 1
De ne voir point régner ma rivale en ma place.

Règne; de crime en crime enfin te voilà roi.
Je t'ai défait d'un père et d'un frère, et de moi:
Puisse le ciel tous deux vous prendre pour victimes,
Et laisser choir sur vous les peines de mes crimes!
Puissiez-vous ne trouver dedans votre union
Qu'horreur, que jalousie, et que confusion!
Et, pour vous souhaiter tous les malheurs ensemble,
Puisse naître de vous un fils qui me ressemble!
ANTIOCHUS.

Ah! vivez pour changer cette haine en amour.
CLÉOPATRE.

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1 Disgrace paraît un mot trop faible dans une aventure si effroyable; voilà ce que la nécessité de la rime entraine : dans ces occasions, il faut changer les deux rimes. (V.)

2 L'ambassadeur Oronte n'a joué dans toute la pièce qu' rôle insipide, et il finit l'acte le plus tragique par les plus fruids compliments. (V.)

3 Rodogune ne ressemble pas plus à Pompée que Pompée à Cinna, et Cinna au Cid. C'est cette variété qui caractérise le vrai génie. Le sujet en est aussi grand et aussi terrible que celui de Théodore est bizarre et impraticable. Il y eut la même riva lité entre cette Rodogune et celle de Gilbert, qu'on vit depuis entre la Phedre de Racine et celle de Pradon. La pièce de Gi bert fut jouée quelques mois avant celle de Corneille, en 1843; elle mourut dès sa naissance, malgré la protection de Monsieur, frère de Louis XIII, et lieutenant général du royaume, à qui Gilbert, résident de la reine Christine, la dédia. La reine de

EXAMEN DE RODOGUNE.

Le sujet de cette tragédie est tiré d'Appian Alexandrin, dont voici les paroles, sur la fin du livre qu'il a fait des Guerres de Syrie : « Démétrius, surnommé Nicanor, entreprit la guerre contre les Parthes, et vécut quelque « temps prisonnier dans la cour de leur roi Phraates, dont «< il épousa la sœur, nommée Rodogune. Cependant Dio<< dotus, domestique des rois précédents, s'empara du trône de Syrie, et y fit asseoir un Alexandre, encore 食 enfant, fils d'Alexandre le bâtard et d'une fille de Pto«<lomée. Ayant gouverné quelque temps comme tuteur sous le nom de ce pupille, il s'en défit, et prit lui-même « la couronne sous un nouveau nom de Tryphon qu'il se donna. Antiochus, frère du roi prisonnier, ayant appris « sa captivité à Rhodes, et les troubles qui l'avaient suivie, «< revint dans la Syrie, où, ayant défait Tryphon, il le fit « mourir. De là, il porta ses armes contre Phraates, et, « vaincu dans une bataille, il se tua lui-même. Démétrius,

Suède et le premier prince de France ne soutinrent point ce mauvais ouvrage, comme depuis l'hôtel de Bouillon et l'hôtel de Nevers soutinrent la Phèdre de Pradon. En vain le résident présente à son altesse royale, dans son épitre dédicatoire, la généreuse Rodogune, femme et mère des deux plus grands monarques de l'Asie; en vain compare-t-il cette Rodogune à Monsieur, qui cependant ne lui ressemblait en rien : ce mau

vais ouvrage fut oublié du protecteur et du public. Le privilége du résident pour sa Rodogune est du 8 janvier 1648; elle fut imprimée en février 1647. Le privilége de Corneille est du 17 avril 1646, et sa Rodogune ne fut imprimée qu'au 31 janvier 1647. Ainsi la Rodogune de Corneille ne parut sur le papier qu'un an ou environ après les représentations de la pièce de Gilbert, c'est-à-dire un an après que cette pièce n'existait plus. Ce qui est étrange, c'est qu'on retrouve dans les deux tragédies précisément les mèmes situations, et souvent les mêmes sentiments, que ces situations amènent. Le cinquième acte est différent; il est terrible et pathétique dans Corneille. Gilbert crut rendre sa pièce intéressante en rendant le dénoúment heureux, et il en fit l'acte le plus froid et le plus insipide qu'on put mettre sur le théâtre. On peut encore remarquer que Rodogune joue dans la pièce de Gilbert le rôle que Corneille donne à Cléopâtre, et que Gilbert a falsifié l'histoire. Il est étrange que Corneille, dans sa préface, ne parle point d'une ressemblance si frappante*. Bernard de Fontenelle, dans la vie de Corneille son oncle, nous dit que Corneille ayant fait confidence du plan de sa pièce à un ami, cet ami indiscret donna le plan au résident, qui, contre le droit des gens, vola Corneille. Ce trait est peu vraisemblable: rarement un homme revêtu d'un emploi public se déshonore, et se rend ridicule pour si peu de chose : tous les mémoires du temps en auraient parlé; ce larcin aurait été une chose publique. On parle d'un ancien roman de Rodogune je ne l'ai pas vu; c'est, dit-on, une brochure in-8°, imprimée chez Sommaville, qui servit également au grand auteur et au mauvais. Corneille embellit le roman, et Gilbert le gåta. Le style nuisit aussi beaucoup à Gilbert: car, malgré les inégalités de Corneille, il y eut autant de différence entre ses vers et ceux de ses contemporains jusqu'à Racine, qu'entre le pinceau de Michel-Ange et la brosse des barbouilleurs. Il y a un autre roman de Rodogune en deux volumes, mais il ne fut imprimé qu'en 1668 : il est très-rare et presque oublié ; le premier l'est entièrement. (V.)

:

'Il n'en parla pas, ou par mépris, ou par quelque ménagement politique pour le caractère dont Gilbert était revêtu. (P.)

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<< retournant en son royaume, fut tué par sa femme Cléo.« pâtre, qui lui dressa des embûches sur le chemin, en haine << de cette Rodogune qu'il avait épousée, dont elle avait «< conçu une telle indignation, qu'elle avait épousé ce même « Antiochus, frère de son mari. Elle avait deux fils de Démétrius, dont elle tua Seleucus, l'aîné, d'un coup de « flèche, sitôt qu'il eut pris le diadème après la mort de « son père, soit qu'elle craignît qu'il ne la voulût venger << sur elle, soit que la même fureur l'emportât à ce nou« veau parricide. Antiochus son frère lui succéda, et con<< traignit cette mère dénaturée de prendre le poison qu'elle « lui avait préparé. »

Justin, en son trente-sixième, trente-huitième et trenteneuvième livre, raconte cette histoire plus au long, avec quelques autres circonstances. Le premier des Machabées, et Josèphe, au treizième des Antiquités judaïques, en disent aussi quelque chose qui ne s'accorde pas tout à fait avec Appian. C'est à lui que je me suis attaché pour la narration que j'ai mise au premier acte, et pour l'effet du cinquième, que j'ai adouci du côté d'Antiochus. J'en ai dit la raison ailleurs. Le reste sont des épisodes d'invention, qui ne sont pas incompatibles avec l'histoire, puisque elle ne dit point ce que devint Rodogune après la mort de Démétrius, qui vraisemblablement l'amenait en Syrie prendre possession de sa couronne. J'ai fait porter à la pièce le nom de cette princesse plutôt que celui de Cléopâtre, que je n'ai même osé nommer dans mes vers, de peur qu'on ne confondit cette reine de Syrie avec cette fameuse princesse

d'Égypte qui portait même nom, et que l'idée de celle-ci, beaucoup plus connue que l'autre, ne semât une dangereuse préoccupation parmi les auditeurs.

On m'a souvent fait une question à la cour: quel était celui de mes poëmes que j'estimais le plus; et j'ai trouvé tous ceux qui me l'ont faite si prévenus en faveur de Cinna ou du Cid, que je n'ai jamais osé déclarer toute la tendresse que j'ai toujours eue pour celui-ci, à qui j'aurais volontiers donné mon suffrage, si je n'avais craint de manquer, en quelque sorte, au respect que je devais à ceux que je voyais pencher d'un autre côté. Cette préférence est peutêtre en moi un effet de ces inclinations aveugles qu'ont beaucoup de pères pour quelques-uns de leurs enfants plus que pour les autres; peut-être y entre-t-il un peu d'amourpropre, en ce que cette tragédie me semble être un peu plus à moi que celles qui l'ont précédée, à cause des incidents surprenants qui sont purement de mon invention, et n'avaient jamais été vus au théâtre; et peut-être enfin y a-t-il un peu de vrai mérite qui fait que cette inclination n'est pas tout à fait injuste. Je veux bien laisser chacun en liberté de ses sentiments; mais certainement on peut dire que mes autres pièces ont peu d'avantages qui ne se rencontrent en celle-ci : elle a tout ensemble la beauté du sujet, la nouveauté des fictions, la force des vers, la facilité de l'expression, la solidité du raisonnement, la chaleur des passions, les tendresses de l'amour et de l'amitié; et cet heureux assemblage est ménagé de sorte qu'elle s'élève d'acte en acte. Le second passe le premier, le troisième est au-dessus du second, et le dernier l'emporte sur tous les autres. L'action y est une, grande, complète; sa durée ne va point, ou fort peu, au delà de celle de la représenta

tion. Le jour en est le plus illustre qu'on puisse imaginer, et l'unité de lieu s'y rencontre en la manière que je l'explique dans le troisième de mes discours, et avec l'indulgence que j'ai demandée pour le théâtre.

Ce n'est pas que je me flatte assez pour présumer qu'elle soit sans taches. On a fait tant d'objections contre la narration de Laonice au premier acte, qu'il est malaisé de ne donner pas les mains à quelques-unes. Je ne la tiens pas toutefois si inutile qu'on l'a dit. Il est hors de doute que Cléopâtre, dans le second, ferait connaître beaucoup de choses par sa confidence avec cette Laonice, et par le récit qu'elle en a fait à ses deux fils, pour leur remettre devant les yeux combien ils lui ont d'obligation; mais ces deux scènes demeureraient assez obscures, si cette narration ne les avait précédées, et du moins les justes défiances de Rodogune à la fin du premier acte, et la peinture que Cléopâtre fait d'elle-même dans son monologue qui ouvre le second, n'auraient pu se faire entendre sans ce secours.

J'avoue qu'elle est sans artifice, et qu'on la fait de sangfroid à un personnage protatique, qui se pourrait toutefois justifier par les deux exemples de Térence que j'ai cités | sur ce sujet au premier discours. Timagène, qui l'écoute, n'est introduit que pour l'écouter, bien que je l'emploie au cinquième à faire celle de la mort de Séleucus, qui se pouvait faire par un autre. Il l'écoute sans y avoir aucun intérêt notable, et par simple curiosité d'apprendre ce qu'il pouvait avoir su déjà en la cour d'Égypte, où il était en assez bonne posture, étant gouverneur des neveux du roi, pour entendre des nouvelles assurées de tout ce qui se passait dans la Syrie, qui en est voisine. D'ailleurs, ce qui ne peut recevoir d'excuse, c'est que, comme il y avait déjà quelque temps qu'il était de retour avec les princes, il n'y a pas d'apparence qu'il ait attendu ce grand jour de cérémonie pour s'informer de sa sœur comment se sont passés tous ces troubles, qu'il dit ne savoir que confusément. Pollux, dans Médée, n'est qu'un personnage protatique qui écoute sans intérêt comme lui; mais sa surprise de voir Jason à Corinthe, où il vient d'arriver, et son séjour en Asie, que la mer en sépare, lui donnent juste sujet d'ignorer ce qu'il en apprend. La narration ne laisse pas de demeurer froide comme celle-ci, parce qu'il ne s'est encore rien passé dans la pièce qui excite la curiosité de l'auditeur, ni qui lui puisse donner quelque émotion en l'écoutant; mais si vous voulez réfléchir sur celle de Curiace dans l'Horace, vous trouverez qu'elle fait tout un autre effet. Camille, qui l'écoute, a intérêt, comme lui, à savoir comment s'est faite une paix dont dépend leur mariage; et l'auditeur, que Sabine et elle n'ont entretenu que de leurs malheurs et des appréhensions d'une bataille qui se va donner entre deux partis, où elles voient leurs frères dans l'un et leur amour dans l'autre, n'a pas moins d'avidité qu'elle d'apprendre comment une paix si surprenante s'est pu conclure.

Ces défauts dans cette narration confirment ce que j'ai dit ailleurs, que, lorsque la tragédie a son fondement sur des guerres entre deux États, ou sur d'autres affaires publiques, il est très-malaisé d'introduire un acteur qui les ignore, et qui puisse recevoir le récit qui en doit instruire les spectateurs en parlant à lui.

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J'ai déguisé quelque chose de la vérité historique en celui-ci : Cléopâtre n'épousa Antiochus qu'en haine de ce que son mari avait épousé Rodogune chez les Parthes, et je fais qu'elle ne l'épouse que par la nécessité de ses affaires, sur un faux bruit de la mort de Démétrius, tant pour ne la faire pas méchante sans nécessité, comme Ménélas dans l'Oreste d'Euripide, que pour avoir lieu de feindre que Démétirus n'avait pas encore épousé Rodogune, et venait l'épouser dans son royaume pour la mieux établir en la place de l'autre, par le consentement de ses peuples, et assurer la couronne aux enfants qui naîtraient de ce mariage. Cette fiction m'était absolument nécessaire, afin qu'il fût tué avant que de l'avoir épousée, et que l'amour que ses deux fils ont pour elle ne fit point d'horreur aux spectateurs, qui n'auraient pas manqué d'en prendre une assez forte, s'ils les eussent vus amoureux de la veuve de leur père, tant cette affection incestueuse répugne à nos mœurs!

Cléopâtre a lieu d'attendre ce jour-là à faire confidence à Laonice de ses desseins et des véritables raisons de tout ce qu'elle a fait. Elle eût pu trahir son secret aux princes ou à Rodogune, si elle l'eût su plus tôt; et cette ambitieuse mère ne lui en fait part qu'au moment qu'elle veut bien qu'il éclate, par la cruelle proposition qu'elle va faire à ses fils. On a trouvé celle que Rodogune leur fait à son tour indigne d'une personne vertueuse, comme je la peins; mais on n'a pas considéré qu'elle ne la fait pas, comme Cléopâtre, avec espoir de la voir exécuter par les princes, mais seulement pour s'exempter d'en choisir aucun, et les attacher tous deux à sa protection par une espérance égale. Elle était avertie par Laonice de celle que la reine leur avait faite, et devait prévoir que, si elle se fût déclarée pour Antiochus qu'elle aimait, son ennemie, qui avait seule le secret de leur naissance, n'eût pas manqué de nommer Séleucus pour aîné afin de les commettre l'un contre l'autre, et d'exciter une guerre civile qui eût på causer sa perte. Ainsi elle devait s'exempter de choisir, pour les contenir tous deux dans l'égalité de prétention, et elle n'en avait point de meilleur moyen que de rappeler le souvenir de ce qu'elle devait à la mémoire de leur père, qui avait perdu la vie pour elle, et leur faire cette propo sition qu'elle savait bien qu'ils n'accepteraient pas. Si le traité de paix l'avait forcée à se départir de ce juste senti ment de reconnaissance, la liberté qu'ils lui rendaient la rejetait dans cette obligation. Il était de son devoir de ver ger cette mort; mais il était de celui des princes de ne se pas charger de cette vengeance. Elle avoue elle-même à Antiochus qu'elle les haïrait, s'ils lui avaient obéi; que, comme elle a fait ce qu'elle a dû par cette demande, ils font ce qu'ils doivent par leur refus; qu'elle aime trop la vertu pour vouloir être le prix d'un crime, et que la justice qu'elle demande de la mort de leur père serait un parricide, si elle la recevait de leurs mains.

Je dirai plus : quand cette proposition serait tout à fait condamnable en sa bouche, elle mériterait quelque grâce et pour l'éclat que la nouveauté de l'invention a fait an théâtre, et pour l'embarras surprenant où elle jette les princes, et pour l'effet qu'elle produit dans le reste de la pièce qu'elle conduit à l'action historique. Elle est cause

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